CLXXVI. Sot De Binoclard

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Il avait pris – s'était laissé prendre – un méchant coup de poing, comme en témoignait la peau rougie tuméfiée de sa mâchoire. Il ajustait son bandeau noir spécialement mis pour l'occasion, sans faire attention à ce qui passait autour de lui. Enfin, il tourna son visage vers moi, sans expression, la main dans ses cheveux.

Détournant les yeux, je me raclai la gorge pour me redonner contenance et m'absorbai dans l'ajustement de mes bandes, dissimulant mon embarras.

Levant la tête de nouveau, je croisai son regard le temps d'une seconde. Une petite seconde. Mes gestes se ralentirent. Tout ce que j'avais enfoui au plus profond de moi depuis la soirée du Bal remonta, rappelés par l'onyx de son œil. Je me sentais tellement vide. Tellement seule. Je ne pouvais nier la réalité : j'étais tombée amoureuse de lui. Pas lui. Et mon cœur écrasé n'était pas une illusion, malheureusement.

Ridicule.

Comme il le disait si bien.

Perdue dans la contemplation du plancher ciré sur lequel se reflétaient les luminaires, j'essayais de réaliser qu'il n'était pas la personne que j'avais crue qu'il était. Il avait voulu, il avait pensé chaque mot prononcé ce soir-là. Et c'était moi, et seulement moi, qui avait eu l'espoir naïf qu'il éprouve quelque chose de particulier pour ma personne.

Il n'était là que pour une seule et unique raison : oncle Kern lui avait demandé de me protéger.

J'avais espéré tout de même quelque chose de plus. Quelque chose d'impossible. Cet état d'incertitude qui subsistait était pénible car il ne devait pas y avoir de doute : il ne m'aimait pas. Et pourtant, malgré ses mots et toutes mes pensées, je ne parvenais pas à m'y résigner. D'où venait ce fol espoir ? Ce fol espoir qui me soufflait que peut-être, ce n'était pas la vérité ? Pour quelle raison aurait-il menti ? J'étais ridicule.

Une sourde colère commença à monter en moi, tiraillée entre amertume et rancœur. Alimentée par la chaleur cuisante de mon amour bafoué et les flammes de l'espoir. Dirigée à la fois contre moi et contre lui, contre ce nous qui n'existait que dans mon cœur. Elle irradia furieusement dans tout mon corps, tendant mes muscles et contractant ma mâchoire.

Etais-je seulement en faute ? Etais-je vraiment si... ridicule de l'aimer ?

Il s'était laissé aimer. Il m'a laissé croire qu'il n'était pas indifférent à moi. Il a conquis mon cœur sans combattre. Il était responsable. Et il ne l'avait pas compris. Ou bien il ne voulait pas le reconnaître.

Fermant mes poings, je me mis en garde et lui adressai un regard belliqueux.

Ania lança le départ. Je m'élançai vers Nikolas. Enchaînement pied poing, qu'il m'avait lui-même appris. Mon poing serré fusa en direction de son visage. Objectif : le déstabiliser et attirer son attention sur mon bras. Au même moment, je projetai ma jambe arrière pleine puissance en ligne basse.

Il reconnût immédiatement son empreinte et esquiva sans même riposter, d'un simple pas sur le côté.

Trop simple. Il fallait que j'invente. Glissant sur le parquet avec agilité, je tentais d'autres enchaînements, plus perfectionnés les uns que les autres.

Nos deux respirations haletantes s'entremêlaient, au milieu du brouhaha presque lointain des combats.

L'atteindre. J'essayais, encore et encore, sans relâche, mais il esquivait tous mes coups avec une aisance insolente, sans jamais essayer d'attaquer. Essoufflée, je sautillai sur place et reculai d'un pas pour refaire ma queue de cheval. J'en profitai pour analyser rapidement la situation. Le temps passait et l'égalité se maintenait, étant donné que ni lui – car il évitait soigneusement tout contact – ni moi n'avions de touche. Je bondis, espérant le surprendre. Uppercut, fouetté, crochet... J'enchaînai tous les mouvements n'importe comment pour le déstabiliser.

Rien à faire.

La dernière minute, je décidai de prendre un risque et d'exécuter un enchaînement qui ouvrait ma garde.

C'est alors que soudain, en pleine action, Nikolas cessa de sautiller.

Le temps sembla se figer. A mon plus grand désarroi, mes gestes me semblèrent tout à coup d'une lenteur atroce. Je devais exploiter son immobilité. Je lançai ma jambe vers sa tête, luttant contre le temps qui paraissait s'être englué sur mes membres.

Mais il se baissa au dernier moment. Déséquilibrée, je me vis m'écrouler de tout mon poids au sol, et ce sans qu'il ne m'ait touchée.

J'entendis des rires alors qu'Ania déclarait la fin des combats.

Les joues brûlantes, je me relevai, humiliée. Perdre, ce n'était pas un problème, Nikolas était plus doué que moi au combat. Qu'on se moque de moi ne m'atteignait pas non plus, je ne connaissais pas la moitié des gens dans cette pièce. Non, ce qui me blessait était que Nikolas était le premier qui avait ri à ma chute.

Cho...

La sonnerie retentit brusquement, m'interrompant.

Je vis le binoclard se diriger vers nous, hilare. Avant qu'il ne puisse lui dire un mot, j'attrapai Nikolas par le bras et l'emmenai à l'autre bout de la pièce qui se vidait de ses élèves.

Une revanche ! Je veux une revanche, mec ! s'exclama l'indésiré de loin, ignorant sciemment la distance que je venais de mettre entre lui et nous.

Un soupir d'exaspération m'échappa.

Po'rquoi pas ? répondit mon adversaire, le regard fixé sur moi, pédant. C'tait trop facile...

J'écarquillai les yeux, qui – je l'espérais – ne reflétait pas toute l'indignation, la déception et surtout la pure rage qui m'animaient.

Avec plaisir, Chokola, fis-je de la voix la plus neutre possible.

Selena - Les Lunes JumellesWhere stories live. Discover now