CXCI. Eaux Sans Remous Mais Esprit Trouble

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Le battant grinça et découvrit le visage décomposé d'une élève que je reconnus comme étant Lorem, la jeune fille que j'avais renversée dans la neige et qui s'asseyait souvent à côté de moi aux repas. Ses longs cheveux fauves encadraient deux yeux marron clair remplis de larmes — pour changer. Elle n'avait pas l'air d'être blessée, mais tenait sa main plaquée sur sa bouche tellement fortement que les taches de rousseur qui parsemaient ses joues en étaient déformées.

Elle passa d'un pas hâtif devant Odd et se précipita aux lavabos. Je compris rapidement ce qu'elle y faisait en entendant les bruits de régurgitation résonner de manières désagréables.

Comme quoi tous les élèves de cette école n'étaient pas des monstres d'indifférence.

***

Troisième étage, numéro 397.

Je lâchai négligemment mon sac sur le sol avant de me jeter sur le lit, le visage enfoui dans la couverture brunâtre et rugueuse que j'appréciais tant.

L'attitude de Nikolas n'avait pas changé d'un iota depuis notre combat. Cela faisait quelques semaines qu'il ne m'avait pas adressé la parole directement et qu'il prenait un soin méticuleux à ne pas me croiser. Il arrivait systématiquement en cours après moi, partait avant moi et déjeunait avec ses nouveaux amis, des idiots de la même trempe que le roux qui le suivait comme son ombre. Étonnamment, que Nikolas se fasse des amis parmi les maîtres et non les chiens n'avait pas l'air de poser problème à mes camarades de classe ou de réfectoire. Peut-être parce qu'il concentrait son choix sur des personnes qui, de toute manière, n'était pas une grande menace pour notre élite en matière de pouvoir ou de popularité.

Ce nouveau cercle qu'il s'était créé ne lui correspondait pas. Je ne le reconnaissais pas. Le Nikolas que j'avais appris à connaître petit à petit au fil du temps eût plutôt choisi comme genre d'ami... la solitude. Aux antipodes de sa situation actuelle donc.

Si le comportement de Nikolas demeurait une énigme au cours des jours, je sentais également l'atmosphère tout entière de l'établissement s'assombrir. Une tension fébrile avait gagné tous les élèves, qui redoublaient d'impatience dans la file de la cantine ou devant les salles et qui humiliaient encore plus violemment les chiens. Les regards étaient devenus plus durs et plus froids. L'indifférence régnait en reine et le gouffre qui séparait maîtres et chiens s'était agrandi. Des petits détails que je notais, par-ci, par-là ; et qui s'accumulaient pour apparaître assez inquiétants.

Je croisai même une fois, dans les couloirs du bâtiment des Nyfødts, une Mme Sandor avec un air soucieux pour le moins inhabituel qui déformait ses traits gracieux. Elle marchait si vite que le bruit de ses talons sur les dalles ressemblait à un métronome débridé.

Même le ciel semblait s'être assombri — s'il pouvait l'être davantage dans la nuit noire et éternelle de Norvège. Tout avait l'air suspendu, comme avant une tempête. La nature elle-même retenait son souffle. J'avais entendu que l'eau d'ordinaire si agitée autour de l'île était étrangement calme ces derniers temps, ce qui n'est jamais bon signe, ma culture cinématographique des films-catastrophes m'ayant appris le contraire.

Je n'étais pas la seule à sentir ce raz-de-marée se préparer, de quelque nature qu'il soit. Certains de mes camarades partageaient ce pressentiment. On murmurait dans le rang devant la classe d'un professeur en retard. On faisait des réunions dans les salons de niveau en petit comité. L'agressivité grandissante entre les élèves n'arrangeait aucunement les choses puisque la question demeurait en suspens : que se passait-il dont ?

Du moins, c'était le sentiment que j'avais, moi, seule dans mon coin toute la journée, presque plus isolée que certains chiens maltraités. On me laissait tranquille, car Zella avait toléré ma présence à sa table, et m'avait même adressé la parole — pour une fois que je lui en étais reconnaissante.

Et les jours s'enchaînaient, mornes et monotones, sans but.

Sans Nikolas également.

D'abord dans le déni complet de ma nouvelle situation : livrée à moi-même dans un monde que je ne maîtrisais pas avec en prime un guide, Nikolas, ayant démissionné sans préavis ; j'étais très vite passée à une phase de colère et de marchandage. Je voulais le confronter – en vain – à cette situation idiote et absurde, lui demander pourquoi, trouver un compromis, négocier quelque chose... n'importe quoi pourvu qu'il m'explique.

Pourquoi.

La question qui hantait mes repas, mes cours, mes soirées. Qui embrouillait mon esprit, me faisait douter de ce que j'avais vécu et appris avec lui. Qui me faisait peur. Qui me faisait mal aussi. Sa présence me manquait plus que ce que j'aurais pu imaginer. Ses sourires sarcastiques, son humour catastrophique, sa vision des choses, ses taquineries, sa personnalité tout entière que je devinais malgré tout derrière son silence et ses mystères... Disparus.

Je ne voulais pas y croire, à son « ridicule » lancé avec désinvolte, à ce « je n'ai que faire de ton amour » cruel. Ces mots brûlants étaient marqués au fer rouge dans mon cœur, alimentés par l'incompréhension.

Je ne voulais pas me résigner à le croire. À penser que non seulement je m'étais entièrement trompée sur lui, mais que de surcroît il n'avait pas la moindre affection pour moi. Pas même la délicatesse d'une explication ou d'un simple silence.

Mon cœur que j'avais si longtemps ignoré — dans une tentative de me protéger, se révélait être bien présent. Un peu trop. J'avais la sensation physique d'une déchirure et prenais bien malgré moi conscience, jour après jour, de la place que Nikolas s'y était faite.

Le voir me faisait mal, ne pas le voir me torturait. Et mon impuissance dans cette situation me rendait folle.

Parfois, quand je m'endormais, je rêvais que tout ceci ne fût qu'un mauvais rêve, qu'un cauchemar qui serait l'unique responsable. Espoir fragile qui mourrait le matin, lorsque la réalité implacable me rattrapait, me laissant le goût amer de l'abandon dans la bouche.

Je pouvais vivre sans lui et ma fierté me criait sans cesse qu'il était un abruti sans nom qui avait fait une terrible erreur, mais mon cœur avait parlé.

Je ne voulais pas vivre sans lui.

Selena - Les Lunes JumellesWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu