CLXVIII. Ivre Sans Alcool

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Je me trouvais entre deux filles, en face de trois garçons. Je ne connaissais ou ne reconnaissais aucun d'eux et renonçais à contre-cœur à continuer à chercher Nikolas, les trois géants devant moi m'en empêchant.

Ceux-ci étaient retournés vers l'endroit d'où provenait la voix. Je capturai parmi les chuchotements de ma voisine le mot « directeur ». Ce directeur qui possédait le niveau le plus haut en télépathie : Salvie.

Ce repas de Noël que nous partageons tous ensemble est une manière pour nous, Lunns rouges, de renforcer nos liens fraternels, contre le monde humain trop curieux et contre les rebelles du monde surnaturel. Vous construisez le monde de demain, vous êtes le monde de demain ; un monde où les télépathes pourront se sentir en sécurité. Les menaces que vous rencontrerez dans votre vie, il ne tiendra qu'à vous de les subir ou de les combattre. Den Røde Månen est là avant tout pour vous apprendre les règles de la vie. La télépathie est une forme de sensibilité particulière qui peut vous rendre très vulnérable si vous êtes faible d'esprit mais qui, si vous en avez la force et l'audace, peut être votre plus grande force. C'est la puissance des Lunns rouges, summa res sensibus, trinquons en ce jour de fête !

Tous les élèves se levèrent pour trinquer. Les serveurs nous servirent chacun à une vitesse record et nous brandîmes tous nos verres en un sonore « Summa res sensibus ! ». Cela fait, le directeur, accompagné de quelques professeurs, s'en alla, sous les applaudissements de toute la salle.

Je ne savais trop quoi penser de son discours, et ne pas l'avoir vu ne facilitait pas les choses. D'un côté, sa voix chaude et bienveillante, son désir de fédérer les Lunns rouges et sa volonté que nous réussissions dans la vie le faisait paraître à mes yeux sous un beau jour ; mais d'un autre côté, je trouvais que le champ lexical du combat était un petit peu trop présent dans ses paroles, tout comme le mot « monde ». De même pour l'opposition récurrente de la victime et du combattant, qui me faisait d'ailleurs furieusement penser à la différence hiérarchique entre les maîtres et les chiens dans cette école. Il n'avait pas parlé de Lunn Bleus, mais l'expression « rebelles du monde surnaturel » les désignaient à mi- mot.

Comme l'avait précisé Mme Desmond, il assisterait à la valse qui ouvrirait le Bal, il allait donc revenir.

Ma voisine de droite, une vraie pipelette, commentait tout ce qu'elle voyait, entendait ou mangeait. Je parvins à capturer dans son flot de paroles quelques informations intéressantes. Le directeur portait ce soir une cravate rubis, ce qui correspondait bien à ce qu'il était, un Salvie. Ce niveau se différenciaient des précédents par les compétences qu'il exigeait : un seule et unique capacité, nommée kunnskap. Cette capacité, personne ne semblait vraiment savoir en quoi elle consistait, un garçon avançait que c'était une épreuve, un autre que c'était inné et rare... Je notai précieusement ce mot dans ma tête pour le chercher plus tard.

Plus le repas avançait, plus la tension augmentait. Je déclinai la proposition d'un serveur de me servir un second verre d'alcool. Je craignais de débiter des absurdités à Nikolas quand je le verrai. A vrai dire, je ne savais même pas de quoi lui parler. Pour le moment, je voulais simplement le voir, m'assurer que tout ce que je ressentais n'était pas une illusion et... et le reste suivrait tout seul.

Remuant de ma cuillère la substance grumeleuse informe nommée « Grøt », à base de riz, de lait et de fèves, je ne pus m'empêcher de laisser mon imagination inventer des scénarios sur notre conversation. Que dirais-je ? Dirai-je seulement quelque chose ? Comprendrait-il avant que je parle ? Le... saurait-il déjà ?

Gamine énamourée.

J'avais hâte, très hâte que ce repas traditionnel s'achève pour le voir. Mon esprit s'égarait dans des rêveries rocambolesques. Je me prenais à vouloir stopper le temps, trouver Nikolas, l'attraper par le col, le faire léviter jusqu'au toit de l'école et lui dire de but en blanc ce que je ressentais pour lui.

Foutaises.

Je n'avais pas besoin d'alcool pour me sentir ivre d'impatience. Je voulais voir ses yeux, ses cheveux, sa b...

Excuse-moi ?

Deux yeux jaunes cerclés de paillettes bleues et passablement énervés me fixaient, papillonnant.

Heu... oui ? bredouillai-je.

La fille baissa le regard vers le sol. Sous l'un des pieds de ma chaise était coincée sa robe, laquelle était exagérément longue, pour ma défense.

Tu pourras faire attention quand tu te lèveras, s'il te plaît ? Les serveurs vont bouger les tables d'une minute à l'autre, expliqua-t-elle. Steuplé.

Je me levai aussitôt et dégageai le tissu.

Bien sûr, voilà. Sais-tu quand commence la Valse ?

Ce qui signifiait pour moi : « combien de temps ai-je pour ma déclaration ? »

Elle se pinça l'arête du nez et dit d'un air tout aussi pincé :

Une dizaine de minute je pense.

Alors qu'elle finissait de parler, les convives commencèrent à se lever. Je vis des serveurs circuler entre les tables. Ils commençaient à « bouger » les tables.

J'esquissai un sourire.

Un sourire carnassier. Abritez-vous.

Là-bas, à la dernière table, un garçon en costume noir et cravate violette, ma foi, fort charmant, disparaissait sous une colonne.

Nikolas.

Selena - Les Lunes JumellesWhere stories live. Discover now