CLXII. Ring

223 29 17
                                    

C'est complètement stupide. Aberrant.

Je changeai de position pour la énième fois dans mon lit. Après m'avoir parlé de sa fameuse maladie, Cazimir avait inévitablement enchaîné sur d'autres récits palpitants de bagarres, ou du moins je l'imaginais, car je n'avais pas écouté un traître mot de plus. J'avais terminé mon souper le plus rapidement possible et j'avais filé jusque dans ma chambre.

Cela faisait une bonne heure que j'essayais de comprendre mon émoi.

Il s'entoure volontairement de mystère, refuse de lever le voile sur un tas de choses te concernant, il est difficile à comprendre, ne fais aucun effort de sociabilité et... tu ne l'as jamais supporté.

Il n'y avait aucune raison qui justifierait le fait que je pense à Nikolas quand on me parle d'amour.

C'est stupide ! Il n'a jamais fait un pas dans ta direction, il n'est pas ce que l'on peut qualifier de « chaleureux » et il a toujours maintenu une certaine distance, qu'elle soit affective ou physique. Cette idée est profondément débile !

Plus ma voix intérieure argumentait, plus je me rendais compte – bien malgré moi, que ma haine initiale datant de notre rencontre n'avait plus rien de ce qu'elle était à part sa forme. Pour dire, je n'étais même pas convaincue par mes propres arguments. Cette agressivité n'était plus que façade et cachait – j'en avais bien peur – un tout autre sentiment.

L'ââmour serait ce sentiment ? C'est simplement de la courtoisie ou au pire de l'amitié ! Enfin, pourquoi l'aimerais-tu ? Absurde.

Pourquoi ? Il n'y avait aucune raison, en effet, mais y'a-t-il besoin de raisons pour aimer quelqu'un ? Il en faut pour haïr mais pas pour aimer, et celles qui me poussaient à le détester tombaient d'elles-mêmes, sans consistance. Je ne trouvais même plus de raisons de ne pas l'aimer.

C'est une impression, tu n'es pas aussi attachée à lui que tu ne le crois. Sa mort ne te ferait pas grand-chose, en fin de compte.

Je me redressai brusquement sur mon lit et allumai la lumière d'un geste télékinésiste. Sa mort?

L'idée même de sa mort m'était insupportable, je refusais catégoriquement d'y penser davantage, mais cette voix pernicieuse continuait.

C'est seulement parce qu'elle te rappellerait celle de tes parents et d'oncle Kern. Seulement parce qu'il est la seule personne qu'il te reste. Ce n'est que de la reconnaissance que tu éprouves.

Non, je sentais intrinsèquement que l'affection filiale que j'avais eu pour mes parents et puis par la suite pour oncle Kern n'avait rien à voir avec ce sentiment-là. Ce n'était pas du même ordre.

J'avais été profondément été ébranlée par la mort de mon père et de ma mère qui m'avait brisé avec une cruelle violence le cœur en morceaux et j'avais eu un mal fou à recoller les bouts, à passer de survivre à vivre de nouveau, à retrouver goût à la vie sans culpabiliser de sourire de nouveau, à transformer ma tristesse en nostalgie...

Le décès subit d'oncle Kern avait ébranlé cette fragile construction mais – heureusement ? – je n'avais pas eu le temps d'y penser à cause de la fuite. Avec le recul, j'avais presque l'impression que Nikolas avait fait exprès de maintenir un rythme effréné pour m'empêcher de ressasser de sombres pensées (ou par simple sadisme, que je l'aime ne lui retirait pas ce qu'il était).

L'idée seule de la mort de Nikolas me serrait le cœur d'une telle manière que j'en venais à avoir l'intime conviction qu'il me serait très difficile voire impossible de me relever d'un tel drame. Elle ne détruirait pas mon cœur, elle me l'arracherait à tout jamais en l'emportant avec elle, puisque je lui avais donné.

La métaphore est pourrie. Tu ne sais même pas si tes sentiments sont partagés.

J'ignorai ma pensée. Mon cœur se remplissait d'une joie d'une douceur insoupçonnée alors que j'éteignais la lumière pour me recoucher. Allongée sur le dos, je contemplais la lune à travers les flocons de neige. Dans le silence de ma petite chambre, j'étais remplie d'une grande sérénité. Je me sentais plus légère.

N'en déplaise à la voix amère, ce sentiment n'était pas nouveau ou irréfléchi. Je n'avais pas eu le coup de foudre pour Nikolas.

Plutôt même le contraire...

Ça avait été très progressif et sous le couvert de l'apprivoisement mutuel, j'avais commencé à l'apprécier.

Malgré toi.

Et malgré lui. Aussi vite que j'apprenais à le connaître – c'est-à-dire très lentement – je l'avais aimé petit à petit. Peu à peu, mon cœur blessé par le deuil s'était ouvert à lui, superficiellement puis profondément.

Tu es bête.

De n'avoir pas vu mes sentiments plus tôt ? Peut-être que non finalement, je n'étais pas prête à accepter quelqu'un dans mon cœur, dans ma vie.

Aimer quelqu'un revient à lui donner le pouvoir de te faire du mal.

Mais c'était bien la plus douce des faiblesses et j'étais maintenant disposée à l'accepter.

Cazimir n'avait finalement pas que des défauts.

Et sur ce, je m'endormis dans un sommeil sans rêve, un sourire aux lèvres et celui d'un autre occupant mes pensées.

Niais.

Selena - Les Lunes JumellesWhere stories live. Discover now