CXLIV. Solveig Qui Tangue Et Arrache Les Gants

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Zella qui tirait sa chaise un peu plus bruyamment que nécessaire -afin que tout le monde soit bien au courant qu'elle quittait la table et fasse de même- me dispensa de répondre à cette question, entreprise bien trop périlleuse.

Je me levai donc, ignorant royalement Nikolas. Prenant mon plateau, je suivis Zella et sa cour, soit la quasi-totalité de la tablée. Si la raison principale était d'abord d'échapper aux questions bizarres du tableau, la seconde était purement pratique. En effet, selon le programme de Mme Desmond, nous allions passer la matinée à l'extérieur de l'école, afin d'acheter costumes et robes pour le Bal.

Sauf que, même si je supposais que le rendez-vous était près du ponton de bois par lequel Nikolas et moi étions arrivés, je n'avais pas la moindre idée d'où se situait ce dernier

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Sauf que, même si je supposais que le rendez-vous était près du ponton de bois par lequel Nikolas et moi étions arrivés, je n'avais pas la moindre idée d'où se situait ce dernier. La faute à mon sens de l'orientation légendaire. Pour ma défense, je n'avais fait ce trajet qu'une seule fois et il y a plusieurs semaines déjà.

A l'extérieur, je demandai à Zella où était le point de rassemblement et comment y accéder. Elle confirma mon hypothèse et me désigna un bâtiment en face du dortoir des filles, un peu en retrait.

Si tu longes les archives, tu passeras à côté de l'accueil, le Pongtong est en face.

Je haussai un sourcil interrogateur à ce mot aux consonnances asiatiques. Avec un soupir condescendant et après un petit silence bien pesé, elle me jeta que Pongtong était le mot norvégien pour ponton.

Au Pongtong, il y aura trois Skip, trois bateaux (elle appuya sur la traduction), dont un pour les Nyfødts.

Elle parlait plus lentement que d'ordinaire, le froid ankylosant ses lèvres rouges. Cheveux noirs, peau de neige, lèvres de sang... exceptés ses yeux, on aurait dit Blanche-Neige... en version odieuse.

Elle attendit un instant, comme pour me laisser le temps de comprendre puis, devant mon absence de réaction, prit sans douceur le bras de Sin, qui était resté sans rien dire à quelques pas d'elle et lui souffla quelque chose qui se perdit dans le vent glacial.

Frissonnant, je me tournai pour voir Nikolas s'engouffrer dans le dortoir des garçons. Je décidai de monter dans ma chambre chercher des gants, une écharpe et un bonnet. Enfouis tout au fond de ma valise, je ne les avais jamais sortis, jugeant cet effort trop important comparé à une utilité limitée aux courts trajets entre les bâtiments.

Car il s'agit vraiment d'un effort, grommelai-je en tentant de remettre la valise sous mon lit sans casser ni la valise, ni le lit. Entreprise délicate qui se couronna bientôt de succès, à ma plus grande satisfaction.

Suivant les indications succinctes de Zella, je pris un petit chemin enneigé en pente descendante qui bordait la partie archives, une partie du bâtiment dont les fenêtres teintées -doublées à l'obscurité du jour- empêchaient tout regard indiscret d'assouvir sa curiosité. Bientôt, j'aperçus l'accueil et en vis-à-vis, le fameux ponton de bois, entouré des silhouettes étranges des arbres noueux dont les branches nues semblaient être des bras tendus vers le ciel noir, illuminé par la lueur fantomatique des lampadaires jaunes.

Au-dessous, je reconnus trois masses distinctes, que j'identifiai comme étant les Nyfødts, les Barns et les Tenårings. Je rejoignis les Nyfødts, rassemblés devant le Pongtong, trop petit pour contenir tout le monde.

Nous fûmes les seconds à partir, après que Mme Desmond s'était assurée que plus ou moins toute la classe était là.

Le Skip, Solveig, était en fait un bateau plutôt petit, dont la seule différence avec une barque motorisée résidait dans le fait que le conducteur avait une cabine vitrée. Ledit conducteur, un vieil homme à l'air revêche, nous désigna des morceaux de bois disposés contre les garde-fous, faisant office de bancs.

J'avais retrouvé Nikolas, qui me chuchota alors que nous nous asseyions :

J'ai pris de l'argent.

Je n'y avais pas pensé.

Merci, fis-je sur le même ton.

Il eut l'air amusé.

Je t'en prie, c'est le tien.

Devant mon expression étonnée, il expliqua :

Kern m'a confié la gestion de son testament, entièrement en ta faveur. Ayant accès à tes comptes, j'en ai profité pour mettre en sûreté l'argent hérité de tes parents, qui ne te sera accessible qu'à tes dix-huit ans.

... dix-huit ans que j'ai... et toi aussi, précisai-je, depuis deux jours. Alors pourquoi est-ce qu'oncle Kern est passé par toi pour me transmettre ses biens ?

Je croisai les bras sur ma poitrine tout en essayant d'ignorer le conducteur qui me regardait fixement depuis son poste de pilotage.

Il sourit malicieusement.

Et pourquoi je gère aussi l'héritage de tes parents ? poursuivit-il, énonçant à haute voix ma question informulée. C'est pour des raisons pratiques. Etant émancipé depuis... (il hésita, cherchant ses mots) longtemps, je suis familier avec ce qui est la gestion de l'argent. Kern savait que s'il mourrait « accidentellement », nous serions obligés de fuir.

Je hochai la tête pour l'encourager à continuer, car le fait que Nikolas me parle plus de cinq secondes (sans y être obligé !) tenait du miracle.

Devinant ce que je pensais, il continua, son sourire s'élargissant :

Mais je ne t'ai pas évité que de la paperasse. Pour effacer la trace évidente qu'est un compte en banque au nom de PHOENIX, j'ai fait transférer ton héritage sur un autre compte et sur un deuxième l'argent de K...

Il fut interrompu par un garçon qui s'asseyait de lui, assez proche pour l'entendre chuchoter. Chokola revint donc, un sourire niais au possible effaçant tout trace de malice sur son visage.

Quelques minutes plus tard, le brouhaha général dû à l'installation de chacun devint moins important, le vieil homme aux yeux d'aigle me quitta du regard et le Skip se mit en route, mettant fin à cette petite discussion bien intéressante. 

Alors que je m'étais résignée à cause de mon absence à perdre une partie des droits qui me revenaient sur l'héritage de mes parents, je venais de découvrir que j'avais non seulement un, mais deux comptes en banque. 

De quoi me nourrir jusqu'à ce que je sois attrapée par Perseus, Mme Sandor ou un Lunn fou.

Comme dans mon souvenir, l'eau était particulièrement agitée pour un lac et l'on parvenait à peine à distinguer le reflet de l'école sur l'onde nerveuse, brouillée par des tourbillons invisibles.

L'embarcation tanguait beaucoup. Tant et si bien que je finis par m'accrocher à la rambarde dans mon dos, pour éviter de glisser de mon « siège ». Mais un roulis plus violent m'arracha un gant qui s'enfonça aussitôt dans l'eau glacée.

Alors que je fixais, navrée, l'endroit où ma mitaine avait disparu, je sentis une main chaude entourer la mienne, toujours fermement cramponnée à la barrière.

Je n'eus pas besoin de tourner la tête pour savoir qui c'était.

Il n'avait pas de gants, mais allez savoir comment, il parvenait à avoir les mains chaudes à -10°C.

Selena - Les Lunes JumellesWhere stories live. Discover now