CXXXII. Fulminations Pour Un Abruti

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Pardon, je... je suis désolée, balbutiai-je à ma camarade tombée au sol, sans en penser un mot.

Je l'aidai à se relever en tentant de masquer ma stupéfaction. Pour une surprise, c'était une surprise.

Ce cher Nikolas qui, depuis que je l'ai rencontré (percuté pour la première fois), a toujours absolument désiré couvrir son œil gauche, que ce soit avec un bandeau, un sweat noir ou une mèche de cheveux savamment arrangée, possède en réalité deux yeux !

Ils ne sont pas vairons, il n'y a pas de cicatrice, ni absence du globe oculaire gauche.

Pourquoi tenait-il absolument à le cacher dans ce cas ?

Frictionnant mes mains pleine de neige, je présentai mes excuses les moins sincères à l'élève que j'avais percutée, Lorem, avant de reprendre ma course.

Il était certain que Nikolas avait remarqué mon trouble. D'ailleurs, celui-ci ne m'avait pas attendue, et se trouvait loin devant moi.

Pendant tous les tours qui suivirent, et ce jusqu'à la fin du cours, il veilla à rester très exactement à mon opposé, à l'extrémité d'une diagonale imaginaire barrant l'ovale.

Nul doute sur la raison de cette distance : il n'avait aucune envie de m'expliquer la raison de tout ce cinéma passé autour de son œil, alors que celui-ci semble tout à fait normal.

Ce en fût qu'après m'être changée, quand nous dûmes remonter chercher nos affaires dans la salle de cours que j'eus un espoir de lui arracher quelques réponses.

Bien que je me sois dépêchée, lorsque je pénétrai dans la petite pièce pleine de livres, il n'y avait nulle trace des affaires de Nikolas ou de leur propriétaire.

Qu'à cela ne tienne, je le coincerai au dîner. Il en profitera également pour finir de m'exposer sa proposition de ce matin, pensai-je en me dirigeant résolument vers le réfectoire.

La queue dans le réfectoire était immense car, malgré le fait que je me sois hâtée, Monsieur Dreven ne nous avait permis d'aller nous changer qu'au moment de la sonnerie annonçant le repas. Tous les autres élèves avaient eu donc le temps d'arriver au réfectoire bien avant ceux de ma classe.

Tous, sauf celui que je cherchais. Parcourant du regard la foule d'uniformes sombres, je ne le vis pas. A la place, j'aperçus un Barn coquet souriant qui allait me repérer d'un instant à l'autre. Je n'avais aucune envie de discuter avec lui, que ce soit pour recevoir des flatteries mielleuses ou écouter la liste des exploits musclés des années précédentes.

Couvrant nonchalamment mon visage d'une manière que j'espérais naturelle et surtout discrète, je passais rapidement à côté de Cazimir et me plaçais dans la file bruyante.

Il y avait tant de monde que je sentis que mon esprit s'étirer. Je pris conscience de ce que j'étais en train de faire avant que l'atroce bourdonnement ne surgisse dans ma tête. Je me stoppais immédiatement. Il était étonnant que j'aie plus de mal ce soir : il y avait chaque jour le même nombre d'élèves à la cantine. Ou pas.

Je me rendis alors compte que Nikolas et moi ne mangions généralement jamais aux horaires où il y avait le plus d'élèves mais toujours dans les premiers ou les derniers. Un hasard bien heureux.

Bientôt, la file s'amenuisait et je pus me servir. Alors que je me résolvais à dîner seule, mon regard s'arrêta sur une chevelure ébène décoiffée.

Il ne m'avait vraiment pas attendue. Soupirant, je hâtai le pas et m'installai en face de lui. Sans me prêter attention, alors qu'il sait pertinemment que je sais qu'il sait que je suis là, il continua ce qu'il était en train de faire, c'est-à-dire discuter avec la sociable Kathryx, qui se trouvait à quelques places sur sa droite, assise à la même table.

Celle-ci, contrairement à ce que j'aurais pu penser, ne répondait pas uniquement par des monosyllabes.

...oui, on approfondit par exemple la télépathie courte distance avec un cours divisé entre théorie et pratique.

Ses courts cheveux fauves ondulèrent légèrement alors qu'elle penchait la tête sur son assiette.

Je profitai de son silence pour essayer d'entamer une conversation avec Nikolas dont la seule issue pour lui serait de répondre à mes questions.

Très conscient de ce danger, ce dernier ne me laissa pas le temps d'ouvrir la bouche qu'il engrangeait :

Vous les Barn, vous tr'vaillez aussi sur r'cevoir des pensées, non ?

Kathryx acquiesça.

Je tentais de prendre la parole.

Cho...

Et p'is quand on r'çoit des pensées, on doit avoir un contact 'vec le r'cepteur ?

Je soupirai. Pourquoi Kathryx lui répondait-elle ? Pourquoi était-elle si sociable aujourd'hui ? Une petit voix me souffla que c'était peut-être qu'elle l'était toujours, seulement nous n'étions jamais venus vers elle pour nous en apercevoir.

C'est cela, un contact visuel. Ça fonctionne encore mieux quand émetteur et récepteur se connaissent, et davantage encore quand ils partagent un lien affectif.

Nikolas passa tout son repas à m'empêcher de parler en posant des questions. Ironiquement, sa vraie personnalité transparaissait un peu, pour qui le connaissait, dans l'orientation des interrogations, qui étaient l'air de rien pertinentes.

Peu à peu les questions perdirent de leur intérêt et je cessais d'essayer de m'immiscer dans la conversation.

Il ne perdait rien pour attendre.

Finalement nous sortîmes tous trois de table.

Kathryx semblait moins sur la défensive que l'image que j'avais pu avoir d'elle au premier abord et elle avait même furtivement souri à la prononciation vraiment étrange d'un mot de Chokola. Nikolas était, je le soupçonnais, assez amusé de me faire attendre sans que je puisse faire quoi que ce soit pour l'en empêcher. Quant à moi, je grognais en solitaire tout en les observant parler de tout et de rien -surtout de rien- concoctant ma terrible vengeance.

Lorsque Nikolas salua enfin la Barn, je ne pus m'empêcher de lui attraper le bras pour le tirer à l'extérieur dès qu'elle disparut de mon champ de vision.

Dehors, il éclata d'un rire silencieux.

Non seulement il le faisait exprès mais en plus il savait que je m'en étais rendue compte.

Abruti... soufflai-je en levant les yeux au ciel.

Nullement vexé de cet épithète, il rit de plus belle.

Devant cette démonstration de joie, assez absurde venant de lui, mes lèvres s'étirèrent à leur tour contagieusement.

Reprenant rapidement son souffle, Nikolas fit quelques pas vers les dortoirs avant de se retourner et de me lancer malicieusement :

Rendez-vous sur le toit, j'ai quelque chose à te proposer...

Selena - Les Lunes JumellesWhere stories live. Discover now