39- Le pouvoir des mots

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— Cochonnerie, jubile Changbin. 16 points. Passe-moi le stylo.

Sa bonne humeur est communicative et me fait oublier le temps d'un instant l'absence de Chris. À force de me voir zapper, mon deuxième babysitter a bazardé sur la table les jeux de société qui remplissent cet appartement impersonnel afin que je lâche mon arme de destruction neuronale.
J'enchaîne en plaçant le mot "morgue" sur le côté droit du plateau et constate que mon partenaire se retient de dévoiler sa pensée. Les minutes me paraissent interminables. Je me demande quelle course Chris a-t-il fait pour mettre autant de temps à l'extérieur ? Le ventre du joueur adverse produit un son qui me rappelle que nous approchons l'heure du dîner. Rien n'a été préparé, comme si nous attendions tous deux l'arrivée de la figure de référence.

— Si je mets "zizi", je passe pour un mec chelou ?
— Rajoute "que", ça te fera 32 points.
— Ça existe "zizique" ?
— C'est une suite de sons qui fait penser à de la mélodie.

Mon information lui vole un soupir d'admiration tandis que je l'observe calculer les points qui me distancent lamentablement. Je voudrais lui faire croire que cela m'embête mais je n'ai pas du tout l'esprit à jouer à des choses aussi futiles. Je le fais par simple correction car Changbin se montre étonnamment agréable depuis que nous vivons dans cet appartement. Je pense même ne pas reconnaître le caractère de cet individu pourtant si déplaisant d'habitude.

— Zizique, la musique. T'en sais des choses, Jiu. T'es intelligente.
— Non. Juste cultivée.
— Ben moi, j'suis con. Mais c'est pas grave. Ça n'empêche pas de trouver un bon taff, me dit-il l'air guilleret.
— Tu n'es pas bête, Changbin. Juste un peu trop premier degré. Toi, tu n'aurais jamais suivi un taré sur un bateau de ton plein gré.
— Peut-être, mais j'aurais sûrement oublié de détacher mon bracelet pour donner l'alerte et les coordonnées GPS tout en me planquant donc on peut dire match nul ? Ou bien on décide d'être cons tous les deux.

Sa proposition me convainc et dédramatise mon acte grâce à la parole. Je suis consciente d'avoir agi d'une façon stupide mais les choses sont faites et je ne peux pas revenir en arrière. Je dois juste apprendre une bonne fois pour toutes de mes erreurs. Sans hésiter, je tape dans sa main pour accepter mon inscription dans le groupe des débiles, tout en continuant à placer des lettres.

— Je peux te poser une question personnelle ? S'avance-t-il.
— A ce stade, je pense que tu n'as pas à hésiter. Je t'écoute.
— Tu étais sincère quand tu n'as pas défendu ton pote Han Jisung au campus ?
— Non, surtout prise au piège. Le chantage de Doona est cruel à son encontre. C'est quelqu'un de bien, il ne mérite pas de voir son avenir sali par ma sphère.

Mon interlocuteur lâche ses dernières lettres, sachant pertinemment qu'il a gagné et boit son sirop grenadine tout en continuant notre conversation. L'alcool est proscrit dans ce lieu pour des raisons évidentes mais Changbin semble s'y être fait avec facilité. Je le prenais pour un ronchonneur de première alors qu'il est plutôt agréable de cohabiter avec lui.

— C'est pas vraiment de ta faute. T'es juste née dans la mauvaise famille.

Ses paroles n'ont jamais été aussi vraies à mes yeux. Je dois payer le prix de mes erreurs dans une ancienne existence et suis en train de condamner la prochaine.

— Si je dois être honnête, je ne sais pas comment tu fais pour voir ta vie constamment étudiée, remise en question afin de paraître la plus parfaite possible. Avec Lix et Hyunjin, on est à ton service depuis moins longtemps que les autres, mais on arrive à péter un plomb à ta place. Ta vie ne t'appartient pas. Tu es courageuse d'accepter cela.

Ce dernier verbe m'interpelle car je n'ai jamais vraiment eu l'impression d'avoir le choix. Depuis mes six ans, je suis formatée dans un moule, destinée à briller en société pour me trouver le meilleur des partis afin que les affaires de mon père soient florissantes. Il ne lui est jamais venu à l'idée de m'élever pour prendre la relève.

— Ce n'est pas faute d'avoir essayer de me rebeller. Surtout avec vous.
— M'en parle pas. Me souviens très bien comment tu as pu nous faire ch... suer, dit-il en se retournant vers la porte encore close. Je suis certain d'avoir payé pour un autre.
— Tu ne voulais quand même pas que j'affronte volontairement la colère de mon père ? J'en ai le ventre qui se tord à chaque fois qu'il se trouve dans cet état.
— Mais qui t'as forcé à rester ? Me questionne-t-il avec sérieux. Tu es majeure. 

Mon garde du corps récupère quatre lettres sur le plateau et les positionne devant moi.
PARS.

— J'aimerais bien mais pour aller où ? Tout ce que j'ai, il peut me le reprendre.
— Chérie, si moi j'ai pu me dégotter un boulot, pour toi, ce sera easy.

Cette perspective nouvelle est assez effrayante. Je ne connais personne qui pourrait tout quitter sans aucun point de chute ou d'argent pour se retourner. Ceux qui vantent cette situation, comme Changbin, idéalisent la liberté au point d'ignorer la peur de ne pas savoir où aller, pour être en sécurité à la nuit tombée.

— Soyons honnête, mon père n'acceptera jamais que je prenne mon indépendance de cette façon.
— Ah, ça ! J'ai pas dit le contraire. Surtout avec son élection. J'ai l'impression que ça fait vingt ans qu'il est candidat. Je me demande clairement comment ça va se passer s'il remporte le suffrage. Nous n'avons pas encore été briefé. Peut-être est-il superstitieux ? A l'école, je n'osais même pas rêver de mes notes car je me portais automatiquement la poisse en ayant en dessous.
— J'étais pareille mais pour les relations amoureuses. Dès que je me mettais à imaginer que cela allait durer, il y avait toujours quelque chose pour tout gâcher.
— Tu peux appeler cette chose Han, me taquine-t-il.

Je récupère les lettres nécessaires pour lui écrire une insulte significative mais le sourire est maintenant de vigueur. Je ne me doutais pas qu'un jeu pouvait tourner en discussion libératrice. La parole est parfois une arme cruciale pour l'esprit.

— Je peux encore te poser une question personnelle ?
— Fais-toi plaisir, Changbin. Ce soir, c'est moitié prix.
— Justement... Comment tu expliques ce besoin de lier le sexe à ta relation avec Han ? Je ne te juge pas, je te le promets. Mais je n'ai jamais vu une fille le faire autant que toi.
— Peut-être parce que tu ne vis pas quasiment H24 avec les autres. Beaucoup te montrent un visage lisse mais tu n'imagines pas ce qu'il y a derrière. Mais pour en revenir à Han, on a fait nos premières fois ensemble et il y a ce côté rassurant de savoir que malgré l'horreur de mon monde, il ne m'abandonnera jamais. Enfin... ça c'est avant. Maintenant, je ne sais plus où nous en sommes.
— Tu sais qu'il existe d'autres mecs capables de te promettre autant ?

Sa candeur est finalement un régal pour mon cœur. Je ne peux m'empêcher de le dévisager avec tendresse avant de lire le nom qu'il inscrit sur le plateau de bois.

— Il existe des hommes prêts à retourner tout un port à l'idée que tu sois en danger.
— C'est un très bon bodyguard. Il aime son métier et se montre professionnel.
— Je peux t'assurer que la lueur dans son regard n'avait rien à voir avec notre travail. Mais si tu préfères le penser pour te protéger...
— Ne me la joue pas psychologie inversée. Je ne veux plus qu'on me dicte les actions de mes sentiments.
— Voilà, bien parlé.

D'autres mots apparaissent devant moi, en anglais cette fois-ci, comme les porte-paroles d'une nouvelle ère qui s'annonce.
Say no.

— Très bien. Je commence par dire non... au fait d'attendre désespérément le retour d'un mec. Même si je l'aime beaucoup.
— Parfait. Je sens que je vais adorer la nouvelle Jiu. Je commande les pizzas, trouve-nous un film d'horr...

Ses mots s'arrêtent comme s'il avait prononcé la formule interdite. Mais mon pansement est prêt à être retiré même si la plaie n'est pas encore cicatrisée.

— Je vais te dénicher le pire des films d'horreur, Changbin, et ce soir on sera tous les deux si flippés d'aller se coucher qu'on allumera des veilleuses.
—Partant ! Et rappelle-toi, Jiu, à partir de maintenant, je veux t'entendre dire non quand tu n'acceptes pas quelque chose ou bien prendre cette porte.
— M'encourage pas trop car si je le fais, Chris te broiera les couilles.
— Pas faux. Juste le non. Allez, on se dépêche Mademoiselle Choi.

Je jubile devant le sourire qu'il vole à mon visage tandis qu'il me court après pour mimer un dépêchement.
Malgré les craintes qui restent dans le coin de ma tête, je m'accorde ce soir là le droit d'être heureuse le temps de quelques heures, avant de retrouver mon lit et mes cauchemars.


Bodyguard : Le Soldat et la PromiseWhere stories live. Discover now