Chapitre 35 : Fratricide

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 Malgré le sort de soin qu'elle s'était lancé, une fois debout, Cristal se rendit compte que sa jambe avait aussi pris un mauvais coup. Cette blessure, contrairement à la douleur qui lui avait parcouru le dos, était cependant supportable et pouvait attendre un peu.

La jeune elfe boita donc en direction de son adversaire étendu à terre tout en observant les environs. Si elle trouvait que les assaillants avaient déjà causé de nombreux dégâts, avec cet affrontement, tout le quartier était à refaire.

Ce n'est qu'une fois arrivée à quelques mètres de son frère qu'elle se rendit compte des blessures qu'avait causé son rayon de lumière. Toute la partie gauche de son corps, du milieu de l'épaule à son entrejambe était noircie. Il n'avait d'ailleurs plus de bras ni de jambe de ce côté, sans doute totalement désintégrés par la puissance du sort.

Elle avait réussi ! Elle avait vaincu l'un de ses frères ! L'un des elfes musiciens les plus puissants de ce monde ! Et pourtant, cette victoire avait un goût amer. Elle savait au fond d'elle qu'elle n'avait fait que profiter d'un énorme avantage. Il n'était pas sérieux quand il l'affrontait. Il ne faisait que la tester et aurait pu en finir avec elle de nombreuses fois. Il ne faisait d'ailleurs pas ça pour montrer sa supériorité, mais pour qu'elle révèle son potentiel petit à petit.

Tandis qu'elle se disait cela et qu'elle rageait intérieurement de ne pas l'avoir vaincu à la loyal, des notes de musique parvinrent à ses oreilles. En reportant son attention sur la main droite de Kelemir, elle vit alors qu'il caressait d'une main tremblante les cordes de sa lyre.

Paniquée, elle ré-invoqua son instrument et se mit en position, prête à elle-même lancer un sort pour éviter qu'il ne l'emporte avec lui. Son frère ouvrit les yeux, les posa sur elle et sourit. Un sourire de victoire ? Était-il déjà trop tard pour qu'elle puisse faire quoi que ce soit ? Non, c'était autre chose.

— Ne t'en fais pas, tu m'as vaincu, dit-il avec une voix sifflante. Le sort que je viens de lancer ne me sert qu'à ignorer la douleur pour que je puisse parler avec toi avant de m'éteindre.

— Tu... Je...

— C'était un beau combat. Tu te débrouilles très bien petite sœur. J'ai aimé jouer avec toi et j'aurais aimé continuer encore un peu, mais tu m'as bien eu.

Tombant à genoux, Cristal se surprit à pleurer devant son adversaire. Elle avait beau l'avoir vu tuer de sang-froid et de manière horrible une femme et son enfant, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la tristesse pour cette personne qui, aux portes de la mort, lui souriait.

— Moi aussi j'ai aimé jouer avec toi, admit-elle. Je t'ai eu par surprise, je...

— Tu n'es pas à blâmer. J'ai montré une faiblesse et tu l'as exploitée, c'est bien. Ne ternis pas ta victoire par la faute de ton adversaire.

— J'ai tellement appris. Si tu y étais allé sérieusement, je n'aurais eu aucune chance. Pourquoi ? Pourquoi avoir fait ça ?

— Au début, c'était par amusement. Ensuite, par intérêt. Je voulais voir à quel point tu pouvais progresser. Je voulais voir si les craintes de père étaient fondées. Et puis, je te l'ai dit, j'ai aimé jouer avec toi. C'est quelque chose qui n'était jamais arrivé avant avec les autres. À la fin, alors que je pensais encore que la victoire était mienne, je me disais que te faire revenir à la maison n'était pas une bonne idée, mais qu'il était plus sage de t'emmener dans un endroit isolé pour t'entraîner. Que tu aies toutes les cartes en main le jour où tu partirais le défier.

— Le défier ? Père ?

Avec difficulté, Kelemir hocha la tête.

— Ne te fie pas aux apparences. Certains de nos frères et sœurs ne veulent au fond qu'une seule chose. Qu'il meurt. Chacun à ses raisons. Prendre le pouvoir à sa place par exemple.

— Et toi ? Quel aurait été la tienne ?

— Tu l'as dit, je fais partie des plus âgés de la fratrie et, comme tu l'as deviné, je suis parfaitement au courant de ce qu'il fait à ceux qu'il craint ou qui ne sont pas à la hauteur lors de la cérémonie. J'adorai certains de nos frères et sœurs qui ont été tués par sa main, tu faisais d'ailleurs parti de ceux-là, toi la petite sœur à l'innocence si rafraîchissante. J'ai attendu tant de temps pour saisir une occasion rêvée, mais il semblerait que ce sera à toi de la trouver.

— Tu sais que si je fais ça, je devrais sans doute affronter les autres. Et même s'ils se rangent de mon côté, mes alliés ne leur pardonneront jamais ce qu'ils ont fait aux leurs !

— Qu'importent les autres. Ne les laisse pas te barrer la route. S'il faut en finir avec eux pour en finir avec notre tyran de père, alors n'hésite pas une seconde. Eux n'hésiteront pas face à toi et seront certainement moins cléments que moi.

— J'aurai aimé que ça se passe autrement, insista-t-elle.

— Oui, moi aussi... J'ai une dernière faveur à te demander, petite sœur. Peux-tu accompagner mes derniers instants avec ton violon ? J'aimerais l'entendre une dernière fois avant de partir.

Après avoir timidement hoché la tête, Cristal essuya ses larmes, se leva et plaça son violon sur son épaule. Que devait-elle jouer ? Une mélodie triste était à propos, mais ça n'était sans doute pas ce qu'il voulait entendre. Une trop joyeuse ne convenait pas non plus. Elle opta donc pour un entre-deux. Une mélodie qui pouvait faire penser à un voyage vers un pays lointain. La joie de faire de nouvelles découverte, la tristesse de quitter ses proches pour entreprendre ce périple. Chaque note transmettait ces émotions à la fois contradictoires et complémentaires.

— Ça c'est une mélodie que je pourrais écouter pour toute l'éternité. Adieu, petite s...

Tandis que la fin de sa phrase s'étouffait dans son dernier souffle et que sa lyre disparaissait, les larmes recommencèrent à couler sur les joues de la jeune elfe. Bientôt, les habitants allaient revenir et les trouveraient tous les deux. La mort d'un enfant royal allait être fêtée et sa tête, empalée au bout d'une pique, allait sans doute rejoindre un cortège qui chanterait sa mort en faisant le tour de la ville.

Malgré toutes les immondices qu'il avait pu faire dans sa vie, Cristal ne voulait pas qu'un tel sort soit réservé à la dépouille de son frère. Elle insuffla donc le peu d'énergie qui lui restait dans ses notes et enflamma le corps de Kelemir.

Une fois qu'elle fut certaine qu'ils ne pourraient pas profaner sa dépouille, Cristal cessa de jouer et tomba à genoux, vidée de toute énergie. Profitant de ces dernières minutes seule, elle se permit de pleurer la disparition de son frère avant que quiconque ne vienne et ne la remarque ainsi.

Le violon de cristal : l'autre mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant