Chapitre 105 : la technique du ricochet parfait

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 Sortant de la maison, Syara ne se retrouva non pas dans sa rue de Léfarène, mais en plein milieu d'une vallée entourée de montagnes. L'herbe verte, le vent frais, le lac en face d'elle et le ciel bleu qu'elle ne pouvait pas voir dans le vrai monde donnaient à cet endroit une impression de paradis de la sérénité. Vu qu'ils pouvaient modeler ce monde comme ils le souhaitaient, pourquoi s'en priveraient-ils, se dit la beast en haussant les épaules.

Un petit chemin de pierre serpentait dans la pente douce et reliait la maison au lac. Fos était assis à son bord, lançant une à une de petites pierres dedans. Son geste pouvait faire croire qu'il cherchait à faire des ricochets, mais chacune de ses tentatives se soldait par un seul gros plouf dès que la pierre entrait en contact avec l'eau.

— Tu sais, je ne suis pas une experte, mais il me semble qu'il faut que la pierre soit plate pour que ça fonctionne, commenta-t-elle après l'avoir rejoint.

Sans même lui jeter un regard, Fos scruta un instant la pierre qu'il avait en main. Elle n'avait pas de forme particulière et n'était certainement pas plate. Plutôt que de la lancer comme les autres, l'esprit la projeta en cloche et suivit des yeux sa trajectoire.

Cette fois-ci, plutôt que de s'enfoncer dans l'eau comme toutes les autres, la pierre rebondit sur l'eau et repartit presque aussi haut qu'il l'avait lancé. Elle bondit ainsi, défiant toutes les lois de la nature, jusqu'à traverser l'entièreté du lac et s'arrêter finalement sur la rive d'en face. Dans ce monde, il était celui qui dictait les lois de la nature.

— Alors, quel est le verdict ? Suis-je un infâme manipulateur ou bien as-tu compris que l'autre t'a dupée ?

— Faut-il vraiment que l'une des deux propositions soit fausse ? Sourit Syara en s'asseyant près de lui.

— Je te mentirais si je te disais que je ne te cache pas des choses, admit-il. Mais j'ai mes raisons et ça n'est certainement pas pour faire de toi un pantin.

— Je sais...

En disant simplement cela, Syara vit les doigts de Fos se crisper sur la nouvelle pierre qu'il avait en main. Cela n'avait duré qu'un instant, mais ce geste avait été flagrant. Celle-ci finit elle aussi dans l'eau, mais à seulement un mètre du bord, lancé mollement par l'esprit qui plongea son regard dans les remous qu'il venait de créer.

— Si tu le sais, ça veut dire que cet enfoiré t'a montré ce qui est arrivé à Morgane, grinça-t-il entre ses dents.

Même si Cristal lui avait dit de ne pas parler d'elle alors qu'il était dans cet état, il lui semblait à présent compliqué d'éviter le sujet vu qu'il l'avait lui-même abordé. À le voir, il s'agissait encore de souvenirs douloureux, même après tout ce temps.

— J'y ai vu tous les porteurs du violon depuis toi, confirma-t-elle pour rester vague et ne pas insister sur Morgane. Vous m'avez récupérée lorsque les visions commençaient à me montrer Cristal.

— était-ce convaincant ?

— Assez pour que je me mette à douter, mais après en avoir longuement parlé avec Cristal, je suis presque certaine qu'il a modifié de nombreux événements. Elle m'a montré tout ce qui n'allait pas dans les versions de ces histoires que j'avais.

— Ce coup est aussi maladroit qu'il est inquiétant. Il a gagné en intelligence depuis l'affrontement avec ta mère. Ça ne présage rien de bon pour la suite. En tout cas, je suis rassuré que Cristal ait pu désamorcer la situation là où j'ai été trop impulsif. Je suis désolé, je n'aurai pas du te crier dessus.

— Crois-moi, je sais ce que c'est. Impulsif est mon deuxième prénom, rit la beast. Tu étais inquiet de me savoir sur son territoire et quand tu as su que j'y étais de mon plein gré, ça t'a énervé. Je le comprends parfaitement.

— Mais malgré ça, tu considères qu'il est presque certain que ce qu'il t'a montré était falsifié... Presque. Maintenant que je suis calmé, tu peux me poser autant de questions que tu veux si cela peut t'aider à être définitivement convaincue.

— Tu es sûr ?

— Certain ! Même si elles concernent Morgane et que Cristal t'a sans aucun doute demandé d'y aller avec beaucoup de précautions sur ce sujet. Demande-moi ce que tu veux.

— Je n'ai pas de question sur elle, même si j'aimerais un jour revenir pour que tu m'en parles un peu plus. Si j'en ai une à te poser, ce serait plutôt sur Rolane. Là non plus ça ne va pas être un sujet facile à aborder mais...

— Arrête de tourner autour du pot s'il te plaît. Qu'est-ce que tu veux savoir ?

— Comment est-il mort ?

— De désespoir. Il est arrivé trop tard pour sauver sa ville. Ça l'a profondément affecté et l'ombre en a profité pour prendre possession de lui. N'arrivant pas à lui faire entendre raison, Shay n'a eu d'autres choix que de le tuer.

Sa version collait donc parfaitement avec celle de Cristal. Il l'avait donné naturellement, sans y réfléchir ce qui, à part si le sort d'isolement de Cristal était faux, était une preuve de plus que celui qui avait menti était bien l'ombre.

— Autre chose ?

— Oui. Mais je te préviens, la prochaine question ne va pas te plaire.

— Je ne suis pas à ça prêt, alors vas-y.

— Je sais que tu es plus que réticent à l'idée de m'apprendre certaines choses et maintenant je sais en partie pourquoi mais... Est-ce que tu pourrais m'apprendre à faire autant de ricochets comme tu l'as fait tout à l'heure ?

Pour la première fois depuis qu'elle l'avait rejoint, Fos tourna la tête dans sa direction et la regarda avec de grands yeux étonnés. Le sourire qu'elle lui offrait fut rapidement contagieux et le fit partir dans un fou-rire qu'il peina à contrôler.

— Si tu veux, répondit-il en séchant ses larmes. Regarde bien, tout est dans le poignet.

Accompagnant les gestes à la parole, Fos se saisit d'une poignée de gravier et effectua un lancer absolument quelconque en l'air. Les pierres se dispersèrent rapidement et retombèrent sur le lac où elles rebondirent toutes sans exceptions à plusieurs reprises jusqu'à ce qu'elles aient atteint l'autre rive.

— Tricheur, sourit-elle.

— Il n'y a triche que si l'accusateur est en mesure de le prouver, contredit-il. Enfin bref, pour en revenir au sujet principal, avec tout ça, je ne sais même pas ce que l'autre cherchait à faire en te montrant tout ça.

— Pourtant tu l'as dit toi-même quand je suis descendu te voir, commenta Syara en arquant un sourcil. Il voulait me convaincre que tu me manipules pour servir tes propres intérêts.

— Quand je t'ai demandé si tu pensais que j'étais un infâme manipulateur ? Je n'ai fait qu'imaginer ce que l'autre aurait pu te dire et je ne suis finalement pas tombé si loin que ça de la vérité.

— Si tu es arrivé à cette conclusion, ça ne serait pas parce que c'est une étiquette qui te colle à la peau ?

— C'est vrai, admit-il. Si tu poses la question aux dragons qui doivent être les seuls êtres encore vivants à m'avoir côtoyé, ils te diront sans doute, entre deux insultes à mon encontre, que je suis un manipulateur. Mais manipuler est un bien grand mot. Je dirai plus guider. Après, libre à toi de suivre ce que je dis ou non. Pour le Kiel'Felas, je t'ai dit ce qu'il était, que c'était une réunion importante et que tu étais convoquée, mais si tu avais décidé de rester pour surveiller Sae, je n'aurai pas été contre ta volonté. Tu auras toujours le mot final. Et pour ce qui est de servir mes propres intérêts, je dirai que c'est vrai aussi, dans le sens où mes intérêts consistent à apporter ou préserver la paix dans le monde.

Satisfaite par cette réponse, Syara décida de rester le reste de la nuit, de toute façon fichue, dans cet îlot de calme au milieu du monde du violon. En compagnie de Fos, elle essaya de parfaire ses compétence en ricochets sous les regards amusés de l'humain et de la jeune elfe qui avait fini par les rejoindre.  

Le violon de cristal : l'autre mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant