Chapitre 89 : Vin et bain

128 39 8
                                    

 Si Elyazra pensait pouvoir prendre son bain tranquille et ne plus être dérangée par la véritable propriétaire de cet appartement, elle ne put que pousser un soupir d'exaspération lorsque la dragonne entra de nouveau dans la salle de bain. Pourquoi s'acharnait-elle ainsi ? Elle lui avait rendu sa bouteille, elle pouvait bien lui laisser au moins finir son bain tranquillement !

Voyant que cette empêcheuse de se laver était uniquement vêtue d'une serviette, la demie-dragonne se dit qu'elle avait peut-être mal évalué la situation. Soit elle se montrait conciliante, soit elle allait bientôt devoir se battre pour garder son petit moment de détente.

— Je sais que c'est votre baignoire, mais comme vous le voyez, la place est prise, annonça-t-elle. Même si je ne suis pas contre l'idée, c'est un peu petit pour prendre un bain à deux et de toute façon, vu la crasse dont je me suis débarrassée dans cette eau, je vous déconseille de vous y tremper.

— Je viens juste profiter un peu de la vapeur, c'est bon pour la peau, répondit-elle.

Arquant un sourcil, Elyazra vit que la dragonne avait ramené une chaise qu'elle installa juste à côté d'elle avant de s'y asseoir. Dans son autre main se trouvait la fameuse bouteille de la discorde ainsi que deux verres... deux verres ?

— Vais-je avoir le droit d'en avoir un peu ou est-ce qu'une troisième personne va nous rejoindre ?

— Si elle n'est pas bue, elle sera foutue, alors autant la vider maintenant, répondit-elle en lui tendant un verre après l'avoir rempli. Essayez au moins de déguster ce verre plutôt que de le boire comme s'il s'agissait d'un vin d'une taverne obscure et crasseuse.

— Après la crise que vous avez piquée, je ne m'attendais pas à ça. Je pensais que vous garderiez le reste pour vous.

Faisant tourner le vin dans le verre pour en humer les arômes, Elyazra attendit une réponse avant d'y tremper les lèvres. Elle ne connaissait pas cette personne. Peut-être avait-elle empoisonné la boisson pour lui faire payer ! Avec une certaine désolation, la demie-dragonne se rendit compte à cet instant qu'elle était devenue aussi méfiante que sa sœur.

— Je réservais cette bouteille pour la boire avec Shavi. Vu qu'il n'est plus là, il est normal qu'elle vous revienne.

— J'en déduis que vous connaissiez bien mon père.

— Connaître, oui, on peut dire ça. Lui et moi avons été ensemble pendant un petit siècle avant que le grand cataclysme ne nous force à changer de monde.

Étant en train de boire lorsque la dragonne lui révéla cela, Elyazra recracha son vin de surprise. D'accord, elle était très loin de connaître toute la vie de son père... Elle ne connaissait d'ailleurs presque rien de son passé à part cette tragique histoire d'amour avec cette elfe noire qui portait le même nom qu'elle, mais elle n'était pas obligée d'annoncer ça avec une telle décontraction !

— Tu as ses yeux, continua-t-elle. Même si pour le reste, tu tiens plutôt de ta mère.

— J'essaie de prendre du bon temps et de me détendre, alors peu-ont parler d'autre chose que de cette salope ? Grogna la demie-dragonne. Vous avez été avec mon père ?

— Comme je l'ai dit, nous ne l'avons été que pendant un petit siècle avant de nous séparer tout en restant en bons termes. Cela a tout de même été suffisant pour que nous élevions une couvée ensemble.

— Voilà que j'ai des demis-frères et des demis sœurs du côté de mon père maintenant ! D'ailleurs, comment se fait-il que ce soit moi la représentante des noirs alors qu'ils sont de loin mes aînés et de sang pur qui plus est ?

— Lorsque deux dragons s'unissent, la couleur des enfants est soit celle du père, soit celle de la mère. Sur nos quatre enfants, un seul était de sa couleur. Nous avons perdu deux enfants pendant les grandes guerres qui ont suivi le cataclysme et il en faisait partie.

— Donc je suis bel et bien la dernière représentante des dragons noirs... S'il avait eu d'autres enfants après, ce serait eux qui siégeraient à ma place.

— Tu ne te sens pas légitime ?

— Et puis quoi encore ?! C'est grâce à moi qu'on a pu avancer dans cette foutue réunion ! Ma légitimité, je m'en fiche, tout comme ce que pensent les dragons de moi !

Comme pour appuyer ses propos et montrer que cela s'appliquait aussi à son interlocutrice, Elyazra se saisit de la bouteille, remplit son verre en en renversant la moitié à côté puis le but d'une traite. Si elle pensait qu'une telle réaction énerverait la dragonne, celle-ci se mit étrangement à rire doucement.

— Cela faisait bien mille ans que le Kiel'Felas n'avait pas été aussi animé ! La nouvelle génération apporte un vent de fraîcheur sur cette réunion poussiéreuse.

— Mille ans, répéta pensivement Elyazra. Vous les dragons avez de la chance.

— Parce que nous vivons aussi longtemps ? Crois-moi, ça n'a pas toujours ces avantages. Il m'arrive souvent de me dire que les races mortelles ont bien de la chance d'avoir une vie plus éphémère.

— Ça n'est pas la longévité que j'envie. Étant une hybride entre un dragon et une ange qui a elle aussi plus de mille ans, je ne sais même pas quel est ma propre espérance de vie. Non, ce que j'envie, c'est que malgré tout ce temps, vous ne faites absolument pas votre âge !

Restant un instant silencieuse, la dragonne fixa Elyazra avec de grands yeux écarquillés avant d'éclater de rire. Si leur rencontre avait mal démarré, la demie-dragonne avait l'impression de parler à une amie de longue date. Il s'agissait de quelque chose d'étrange pour elle vu qu'à part sa famille, elle ne s'était faite des amis que très récemment en rejoignant Syara.

— Tu trouves que je ne fais pas mon âge ?

— Je ne vous donnerai même pas cent-cinquante ans, plaisanta-t-elle.

— Je l'ai dit en entrant. La vapeur est bonne pour la peau.

Après avoir rit un bon coup, Elyazra retrouva son calme. Son verre à la main, elle faisait tourner le fond de vin qui restait à l'intérieur et ne le quittait pas des yeux. Entre deux blagues, elle avait réfléchi à une chose. Elle avait considéré le Kiel'Felas comme une corvée, mais celui-ci pouvait aussi être l'occasion d'en apprendre plus sur un sujet qu'elle n'avait même jamais osé aborder avec Shay.

— J'ai toujours connu mon père distant et triste, annonça-t-elle. Il était dans un tel état et détestait tellement la magie que Shay a eu peur qu'il ne puisse pas me gérer pendant mon adolescence et que son choix de gouverner une île où la magie était proscrite se retourne contre moi. Du coup, je ne sais presque rien de lui. Accepteriez-vous de me parler de lui ? De comment il était avant ?

— Si tu veux, mais peut-être pas ici. Tu as beau être à demie-dragonne, reste trop longtemps dans de l'eau bouillante et tu vas finir par cuire. Je t'attends dans le salon... Et je vais aussi déboucher une autre bouteille. Celle-ci n'aura pas fait long feu, constata la dragonne en agitant la bouteille vide ou seul demeurait le bouchon à l'intérieur.

Après s'être levée de sa chaise, la dragonne sortit de la salle de bain et lança à l'endroit où elle était assise auparavant la serviette qu'Elyazra avait préparé. Elle avait raison, se dit-elle. Sa résistance avait des limites et si ce bain chaud lui avait fait du bien, elle allait finir par s'ébouillanter si elle y restait trop longtemps.

Satisfaite de ne plus sentir la mort, Elyazra sortit donc de l'eau et prit le temps de se sécher et d'enfiler des vêtements propres avant de sortir pour rejoindre cette nouvelle amie qui allait sans doute pouvoir lui en dire plus sur son père.

Le violon de cristal : l'autre mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant