Chapitre 80 - Le piano fermé

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Quand notre vie est en péril, notre esprit crée une carapace. On nie, on plonge dans un monde où les seuls maîtres sont nos sentiments, nos souvenirs. Par protection, on s'y enferme. Jusqu'à tant que le corps soit prêt à se battre de nouveau.

Pour Kate, ce monde était noir, ce jour-là. Noir, teinté de reflets rouges. Car son esprit ne parvenait plus à la défendre, à dresser de bouclier. Il était aussi meurtri que son corps. Mais au loin, malgré tout, il lui semblait entendre les notes résonnantes d'un instrument. Peut-être celles d'un piano.

Et la plus aigüe d'entre elles lui rendit sa conscience.

Sa vision changea du tout au tout. Le noir fut troqué par un blanc éclatant, immaculé. Et son corps, qui lui avait paru flotter, était allongé dans un lit, alourdi, ne lui répondant qu'à peine. Chaque tressaillement de muscles provoquait de terribles douleurs. Kate songea qu'il aurait été préférable de ne pas se réveiller.

Mais les événements récents lui revinrent en mémoire. Sa séquestration dans le bureau de comptabilité. Sa course-poursuite avec son père transformé. Son duel inégal avec Electra, qui avait tenté de l'étrangler. Les morceaux de ce qui avait été le petit chien familial, disséminés dans l'entrée de la maison. Will au milieu du séjour, à l'agonie, le bras arraché.

Kate ferma les yeux en fronçant les sourcils, comme espérant chasser ces images. Puis elle observa son environnement proche, devinant qu'elle se trouvait dans l'une des chambres de Ste Mangouste. Aucun voisin ne partageait la petite pièce. Un luxe dont elle se serait passé. Elle ne trouva aucun indice lui permettant de savoir quel était le jour et comment allait ses proches.

Mais quand elle chercha à se lever, son épaule enrubannée, inutilisable, et son torse blessé, la rappelèrent au l'ordre, la clouant à son lit.

— 'Chier... ! grimaça-t-elle.

Comme répondant aussitôt à son injure, la porte s'ouvrit. Et la petite personne d'Hygie apparut. L'été, la jeune Serdaigle rejoignait les rangs des guérisseurs desquels elle égalait, voire surpassait parfois, les compétences.

— Tu es réveillée, lui sourit sa camarade avec sa voix basse et fluette, refermant la porte derrière elle.

— Hygie... que... que s'est-il passé ? Et mon père ? Mon oncle, il va s'en sortir ?!

— Du calme. Je vais t'expliquer. Je viens changer ton pansement.

Hygie parlait sans peur ni détour, comme si elle s'était habituée à devoir annoncer le meilleur comme le pire à ses patients. Son sang-froid épata la Papillombre, désolée que la Serdaigle ne soit seulement reconnue à l'école de sorcellerie que comme une éternelle timide. En réalité, elle ne pouvait s'épanouir qu'à Ste Mangouste.

Elle sortit du tiroir de la table de chevet un pot en métal noir et des bandages propres, avant de manipuler avec soin celui de Kate.

— Ça te dérange si c'est moi qui m'en occupe ? se soucia Hygie.

— Non, du tout, grimaça Kate. Au contraire, je préfère que ce soit toi. Ça ne me dérange pas...

Lentement, Hygie détacha les pansements sales, maculés de sang séché. Dans un premier temps, Kate n'osa pas baisser les yeux, tandis que sa camarade faisait glisser les bandages enroulés sous son dos avec délicatesse. Pourtant, quand elle lui eut totalement retiré, elle formula une requête :

— Hygie ? Tu... pourrais me passer un miroir ? S'il te plaît ?

Comprenant son intention, la jeune fille aux paupières tombantes hocha la tête et attrapa un miroir, dont elle présenta le manche afin que Kate s'en saisisse. Cette dernière tendit alors son bras droit au-dessus d'elle, malgré ses muscles courbaturés. Puis, elle observa avec dépit le désastre.

Ludo Mentis AciemWhere stories live. Discover now