Chapitre 120 - La roue de la fortune tourne

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Même si c'était la première fois qu'elle posait les pieds en Bavière, Kate avait l'impression d'avoir toujours connu cet endroit. Le bruit léger de la rivière qui coulait en contrebas de Ruhmträne, le chant des oiseaux dans les parties boisées, les odeurs des pruniers aux branches alourdies par les fruits. Il lui avait semblé avoir vécu une double-vie à travers celle de son professeur. Elle comprenait désormais mieux le calme et la sérénité que lui inspirait cet endroit.
Le manoir restauré avait hélas été mis au goût amer du jour. On avait drapé les tableaux magiques de tentures noires et le lieu vivait au ralenti, comme il y avait été habitué ces dernières décennies. Tous les convives avaient préféré rester à l'extérieur pour partager un toast commémoratif sur la terrasse en gravier qui donnait sur les anciens labyrinthes non réhabilités.
Mais Kate s'était tenue à l'écart de la foule. Immobile devant le parterre, elle observait les deux stèles qui désormais se côtoyaient.


Augusta Leonora Wolffhart, 1910-1921Wilhelm Wolfgang dit Ludwig Wolffhart, 1907-2005


Des gerbes de fleurs avaient été déposées, tant sur l'une que sur l'autre. En vérité, celles apportées pour l'enseignant débordaient sur celle de sa jeune sœur, mais ces couleurs vives les unissaient et rendaient leur réunion moins lugubre. Au contraire, plus réjouissantes.
Des pas trottant dans le gravier indiquèrent à Kate que quelqu'un s'apprêtait à l'aborder. Elle se tourna mais fut éblouie par le soleil ; ses yeux, guéris par magie, peinaient encore de se remettre du traumatisme qu'ils avaient subi. Par chance, ses iris avaient gardé leur teinte grise originelle que la jeune fille n'aurait échangé contre rien au monde.
Vilma, en robe courte à poches couleur or, un ruban de la même teinte dans les cheveux, tendit une coupe de champagne à Kate, qui l'accepta sans mot dire. Elles trinquèrent ensemble avec un léger sourire et burent, le regard dirigé vers la stèle.


— C'est une couleur qui te va bien, soutint Kate.
— Ça te plaît ? Attention, ne tombe pas sous le charme, Blitz, Baümchen risquerait de ne pas apprécier. C'est juste que je déteste voir tout le monde en noir pendant les cérémonies funéraires. On devrait prouver à ceux qui partent que nous continuerons de vivre dans la joie en pensant à eux. Et puis, l'or, c'est la couleur des Wolffhart.
— Oui, je sais. Mais il a fini par préférer le rouge, à un moment de sa vie.
— C'est vrai... D'ailleurs, en parlant de ça.

Elle sortit de sa poche l'emblématique foulard rouge de Wolffhart puis le montra à Kate, qui gardait un air circonspect.

— Je pense que ceci devrait te revenir, articula Vilma avec un semblant de tendresse.
— À moi ? Je ne suis personne pour le recevoir. Je sais à quel point il est symbolique. C'est très précieux. Je ne mérite pas, je... je n'avais même pas de lien de parenté avec lui.
— Peut-être. Mais tu partageais un lien privilégié avec lui. Quelque part, je pense qu'il te considérait comme sa fille. Personne ne peut nier le transfert qu'il a fait entre toi et Oma Katherine... Crois-moi. Tu es la personne la mieux placée pour la recevoir. Même moi qui suis son arrière-petite-fille, au final, je ne l'ai connu que quelques mois. Il représentait beaucoup plus à tes yeux.

Sans un mot, Kate accepta le présent et attrapa avec des doigts délicats l'étole écarlate. La scène l'amusa, intérieurement : si Élise avait offert ce foulard à Wolffhart, soixante-dix ans plus tôt, c'était désormais son arrière-petite-fille, qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, qui lui en faisait l'offrande. Elle ne savait pas trop ce qu'elle allait en faire : elle n'était pas habituée à en porter et il n'allait certainement pas lui servir de trophée. Mais elle se promit d'en trouver une utilité plus digne que celle d'un oubli au fond d'un tiroir.

Ludo Mentis Aciemحيث تعيش القصص. اكتشف الآن