Chapitre 126 - L'éclipse

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— Terry ! Terry !

Les échos lointains de la voix d'Emeric le ramenèrent peu à peu à la réalité. Il lui semblait qu'une masse sur sa poitrine l'empêchait de respirer. Puis, il ouvrit de lourdes paupières et la forme floue du Serdaigle se fournit peu à peu en détails au fil des secondes. Le pauvre apparaissait pourtant complètement défiguré par le coup qu'il lui avait assené quelques minutes auparavant.

— Tu m'as fait tellement peur ! lâcha-t-il, relâchant la pression. J'ai cru que tu étais mort !
— Qu'est-c-... Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Je n'en sais rien ! Tu t'es immobilisé en pleine course et... tu es tombé. La tête la première ! Sans t'amortir ! Tu ne respirais plus, tu ne réagissais plus. Terry, pendant une minute, ton cœur a cessé de battre ! Tu étais mort !
— Il ne faudrait pas que ça commence à être une habitude...

Ne parvenant physiquement pas à soulever son ami, Emeric usa de la magie pour l'aider à se remettre sur pieds. Sa mort momentanée avait suspendu la colère et la peur de Terry, qui raccrocha peu à peu les événements.

— Je... je dois rentrer à Ste Mangouste. Pour Maggie.
— Attends, attends. S'il te plaît, écoute-moi...

Sa douleur au niveau de la mâchoire empêchait Emeric d'articuler correctement.

— Nous avons tous besoin d'y aller ! Moi, pour ça.

Il désigna l'impressionnante contusion au niveau de sa joue qui virait au violet.

— Toi pour ton cœur qui a l'air de défaillir. Et Kate aussi. À l'heure qu'il est, le tombeau a dû être ouvert. Kate, il lui faut des soins. Elle est sous-alimentée. Elle est faible. Et qui sait ce qu'ouvrir le tombeau lui aura infligé ! Je comprends ta peur, Terry, vraiment. Je te demande juste quelques minutes. J'ai conscience du sacrifice que cela te demande. Mais j'ai besoin de toi, Kate a besoin de toi. Et ensemble, nous irons tous à Ste Mangouste.

Les arguments d'Emeric eurent raison de la submersion émotionnelle de Terry et il grogna en rebroussant chemin. Rose et Leeroy remontèrent Kate au moment même où ils passèrent la porte du couloir du troisième étage. Les deux garçons écarquillèrent des yeux devant l'étrange phénomène : les cheveux et les sourcils de Kate avaient perdu toute teinte. La jeune fille semblait dormir, apaisée.

— Ah ! V-V-Vous êtes là !

Leeroy était si blême que les taches de rousseur qui recouvraient habituellement son visage étaient devenues translucides.

— Que s'est-il passé ? demanda Emeric en vérifiant que Kate était saine et sauve.

Son corps n'avait écopé d'aucune blessure. Son souffle était bas, presque imperceptible, mais régulier.

— Ça a fonctionné ! attesta Rose dans une exclamation. Le tombeau, il s'est ouvert ! Tout a fonctionné comme prévu. Enfin. Non, pas tout à fait.
— Nestor ? soupira le Serdaigle, désolé.
— Il va bien ! Je veux dire...

Elle se ravisa face aux grands yeux ronds d'Emeric.

— Il est en vie ?
— C'est-à-dire qu'une fille – là, celle qui était avec nous aux Trois Balais, celle qui a pas l'air commode – a débarqué de nulle part. C'est même pas une Papillombre, à la base ! Mais Cliodna l'a laissée passer, vraisemblablement. Elle a arraché le pendentif de Kate des mains de Nestor, juste avant qu'il ne l'insère, et paf ! C'est elle qui a donné sa vie pour ouvrir la porte !

Le visage d'Emeric se figea en comprenant. Son intuition, lors de sa discussion en tête-à-tête avec Morgana, à l'auberge de Pré-au-Lard, s'était révélée exacte. Elle l'aimait. La jeune fille, qu'il avait vu passer furtivement, avait sacrifié sa vie pour espérer sauver celle de Kate. Elle qui se savait damnée dans son mal d'amour.
Il continua à réclamer des explications pendant que Terry chargeait Kate sur son dos.

— Et ensuite ? Que s'est-il passé ? Dans le tombeau ?

Leeroy, seul témoin de la scène, prit le relais.

— Il y avait l-l-l-la sé-sépul-sépulture de Ma-Maëva. Kate l'a ouv-verte. Maëva était là-là ! Je ne sais p-p-pas trop q-q-q-qu'est-ce qu'il s'est pa-passé ensuite. K-Kate l'a touchée, elle s'est ré-réveillée et... elle a « aspiré » son Im-Immatériel.
— Aspiré ?
— Ça en avait t-tout l'air ! Et puis Kate est tombée à la-la-la fin du rit-t-t-tuel. J'ai c-cru qu'elle était m-morte... J'ai mis du t-temps à trouver son p-pouls ! Et elle s'est re-re-remise à r-respirer. Mais elle ne se r-réveille pa-pas.

Cela fit tiquer Emeric, qui rapprocha son état de celui de Terry, qui s'était écroulé probablement à la même minute. Mais son inquiétude pour Kate balaya cette idée folle... Ils allaient repartir vers la Tour de l'Horloge quand le Papillombre les retint :

— Emeric. Je c-crois que nous avons fait une b-b-bou-boulette. Une énorme b-boulette...
— Qu'est-ce que tu veux dire par-là ?
— M-Maëva. Elle s'est réveillée, elle. J-je l'ai vue. Elle était... vi-vivante. Mais elle a disparu. D-dans la na-nature. On a li-libéré la reine Maëva. Je ne pensais p-p-pas que c-cela se pro-produirait. Et j-je ne vois pas co-comment cela pourrait être po-positif.
— Un problème à la fois, raisonna Emeric, grave face à cette révélation. On se rend d'abord à Ste Mangouste. On règlera l'histoire de Maëva après ça.

En effet, Emeric se préoccupait bien davantage de l'état général de Kate et de celui de Maggie. Lui et Terry prirent le chemin inverse, dans les couloirs cette fois déserts de Poudlard. Par chance, se dit-il, Electra ne s'était pas manifestée. Ils devaient encore rester sur leurs gardes. L'éclipse n'avait pas encore atteint son hémistiche et la lune couvrirait encore partiellement la lumière du soleil quelques heures encore.
Plusieurs fois pendant le trajet, le pas de Terry faillit, et ses baisses de tension soudaines commencèrent à l'angoisser. Il sentait, dans sa poitrine, son cœur qui effectuait des soubresauts, quand il n'arrêtait pas totalement ses battements erratiques. Quelque chose d'étrange se produisait en lui. Son corps ne réagissait plus comme avant, lui échappait. Évidemment, il ignorait que sa vie était désormais étroitement liée à celle de Kate, inanimée, serrée contre son dos. Et qu'à chaque fois qu'elle menaçait de partir, il flanchait à son tour. Puis la crise passée, il se relevait et repartait de plus belle, la peur au ventre. Ils atteindraient tous les deux Ste Mangouste, morts ou vifs.
À force de volonté, voire de surpassement, Terry et Emeric parvinrent à la plateforme de transplanage et voyagèrent jusqu'à Londres. Le hall de Ste Mangouste leur parut presque calme ce jour-là. Ce fut au même moment que Phil rentra de sa pause cigarette et tomba nez à nez avec les deux garçons, l'un d'entre eux portant sa fille dans ses bras. Il en lâcha un juron de frayeur et, se précipitant vers eux, réclama d'un geste que le Poufsouffle lui cède le corps inerte de Kate.

— Que s'est-il passé ?
— Longue histoire, mais nous avons réussi, répondit Emeric, froidement, cherchant à être efficace dans son optimisation du temps.

Le jeune homme n'avait toujours pas avalé le plan de Phil, qu'il estimait absurde et extrêmement dangereux. Il ignorait encore sur l'instant s'il serait un jour capable de lui pardonner d'avoir séquestré Kate et de l'avoir torturée pour qu'elle le tue de sang-froid.

— Réussi ? C'est quoi ce bordel ? Pourquoi elle est dans cet état ?

Avertis de leur arrivée, une équipe de guérisseurs les aborda et leur demanda de déposer Kate sur un autre brancard. Ce ne fut qu'à ce moment-là que Phil remarqua l'état du visage d'Emeric.

— Nom de... qu'est-ce qu'il t'est arrivé à toi ? C'est Kate qui t'a mis cette beigne ?
— Non, grommela Emeric qui ne voulait pas accuser Terry.

Ce dernier, fébrile, gardait les yeux rivés sur la grande cage d'escaliers qui donnait un aperçu sur tous les étages. Des guérisseurs couraient en tous sens. Il espérait que sa mère, qui travaillait ici, descende les marches et lui annonce de bonnes nouvelles. Une part irrationnelle dans son cœur lui hurlait de grimper et de fouiller chaque chambre jusqu'à trouver Maggie. Mais il avait aussi peur de la vérité qu'il y trouverait.
La grande main de Phil sur son épaule le détourna de sa contemplation :

— Ne t'en fais pas. Elles sont entre de bonnes mains.
— « Elles sont » ? trembla-t-il.
— C'est moi qui ai ramené la fillette ici. Elle est très belle.

Tout de suite, le regard de Terry s'illumina, comme si tous les malheurs du monde disparaissaient.

— Epona est en vie ?
— Oui... Et je suis certain que tout va très bien se passer.

Le Poufsouffle souffla de soulagement. Le petit groupe se mit à suivre le brancard tant qu'ils restaient dans la zone autorisée au public.
Un guérisseur examinait les constantes de Kate tout en gardant une foulée rapide. Il ouvrait ses paupières et les éclairait avec sa baguette, examinait ses lésions à l'aide d'enchantements. Il récitait à voix haute ses observations, qu'une plume à papote en lévitation au-dessus du chariot inscrivait avec rigueur.

— Et dans notre langue, ça donne quoi ? demanda Phil, inquiet.
— C'est très préoccupant, mais elle n'est pas condamnée. Elle a besoin de soins urgents.
— Vous aussi, vous auriez besoin de soins, fit remarquer un aide-guérisseur à Emeric.
— Je ne suis pas prioritaire, fit-il remarquer. Et je pense que vous pourrez aussi examiner mon ami. Il est sujet à des syncopes de plus en plus fréquentes depuis tout à l'heure.
— Je t'assure, ce n'est rien, marmonna Terry.
— Ce n'est pas rien.
— Vous pouvez m'en dire un peu plus sur les circonstances ? leur demanda le guérisseur. Pour la jeune fille ? Prise de potion ? Sortilège qui a dégénéré ?

Emeric avait du mal à expliquer la réalité des faits : « une druidesse exhumée après un millénaire de sommeil a probablement aspiré son énergie pour récupérer sa part d'âme » sonnait de façon étrange à ses oreilles.
Mais il n'en eut pas besoin.
Sans signe avant-coureur, la lumière du dehors que communiquaient les grandes vitres de l'hôpital, hautes de plusieurs étages, perdit de l'intensité, à tel point qu'on pouvait penser que la nuit venait brutalement de tomber. Cela interloqua un certain nombre de sorciers. Les luminaires magiques qui surplombaient les rampes ou les portes ne se mirent pas en route.

— Tu penses que c'est l'éclipse ? demanda Terry.
— Ça m'étonnerait. Ce n'est qu'une éclipse annulaire. La lune ne cache pas assez le soleil pour retenir entièrement la lumière.

Un froid terrible s'abattit alors sur l'hôpital, à tel point que le nom des Détraqueurs se murmurèrent sur quelques lèvres. Phil, sur ses gardes, avait sorti sa baguette magique. Même les guérisseurs avaient stoppé l'avancée du brancard dans le noir.
Soudain, des oiseaux noirs par centaines transpercèrent les vitres et l'office fut plongé dans une cacophonie sans nom. Les sorciers tentèrent de repousser ces nuées sombres, bien trop nombreuses.

— Ce sont... des corbeaux ? reconnut Terry, stupéfait.

Les doutes d'Emeric prirent plus d'ampleur, quand une voix grave résonna dans toute Ste Mangouste. Cependant, ce n'était pas celle d'Electra Byrne, comme il aurait pu s'y attendre.

— Whisper... rendez-moi la fille Whisper !
— Ça... c'est signe qu'on dégage, immédiatement ! s'exclama Phil.

Sans prévenir, il attrapa sa fille et la chargea sur son épaule.

— Blondin, garde mes arrières !

Emeric le talonna, défendant le chemin de Phil des corbeaux qui passaient au-dessus de leur tête, à la recherche de leur cible. Terry, lui, ne pouvait se résoudre à les suivre. Sa femme et sa fille se trouvaient entre ces murs. Il était de son devoir d'assurer leur protection. De leur côté, Phil et Emeric descendirent les escaliers au pas de course et se concertèrent d'un regard. Ils connaissaient leur destination.
Le claquement de fouet passa inaperçu dans le tumulte. Quelques secondes plus tard, comprenant qu'ils avaient disparu, les corbeaux rebroussèrent chemin, repartant au travers des vitres brisées par lesquelles ils étaient entrés. Le silence revint à Ste Mangouste, ainsi que la lumière. Sonnés, les sorciers qui travaillaient là reprirent leurs activités, certains rangeant le désordre engendré ou réparant les vitraux. L'incident fut reporté au plus vite au Ministère : on ne déplora aucun blessé.

***

Les quartiers résidentiels de Carlton étaient bien calmes, ce lundi matin du 3 octobre. Le calme avant la tempête.
Grace était montée à l'étage avec un thé, s'aidant de sa béquille pour grimper les escaliers. Pensant retrouver Emeric dans la chambre de Kate, elle entrouvrit la porte : la pièce était vide. Suspicieuse, elle posa la boisson chaude sur la table de chevet et aperçut le grimoire aux turquoises, ouvert sur le bureau.

« On a retrouvé Kate ! Vite, rejoins-nous à Poudlard ! »

Grace manqua défaillir et quitta la chambre en trombe. Elle appela depuis l'étage :

— Will ! Will !

Le jeune demi-frère de Phil accourut, pensant à un malheur. Ils se croisèrent au milieu de l'escalier.

— Ils ont retrouvé Kate !
— Doucement, Grace ! Attends de t'asseoir.

Il l'assista pour descendre les dernières marches. Mais ils eurent à peine traversé l'entrée du salon qu'un claquement de fouet caractéristique éclata aux dehors. Alertée, Grace se précipita vers la fenêtre en faisant tomber sa béquille. Son cœur se coinça dans sa gorge en les reconnaissant. Les larmes aux yeux, elle se rua jusqu'à la porte d'entrée en boîtant.
Elle ne sut identifier le sentiment qui l'envahit quand elle croisa le regard de son mari, qui portait leur fille inanimée sur son épaule. Cela faisait désormais plus de dix jours qu'ils avaient disparu. Mais le soulagement prima sur la peur et la colère. Phil aurait voulu embrasser sa douce épouse, lui déclamer mille pardons, mais d'autres priorités nécessitaient son attention.

— Tu peux m'aider ?

Il s'adressa à Will, derrière l'épaule de Grace.

— On va la porter dans sa chambre.

Phil soutenant les épaules de sa fille, Will se chargea de porter ses chevilles à l'aide de son unique bras valide.

— Que s'est-il passé ? demanda Grace à Emeric, dernier à entrer dans la maison.

Cette fois, le Serdaigle ne fit pas l'impasse sur la question récurrente. La mère de Kate avait le droit de connaître la vérité :

— Nous avons retrouvé Kate et l'avons ramenée à Poudlard pour ouvrir le tombeau. Mais... une force a aspiré toute son énergie.
— Elle est... ? trembla Grace.

Emeric secoua la tête.

— On vient de Ste Mangouste, ils allaient la soigner. Ils nous ont assuré que ce n'était pas un état irréversible. Elle est juste très faible.
— Pourquoi êtes-vous revenus ici dans ce cas ?
— Nous n'étions pas en sécurité...

Il avait froncé les sourcils en prononçant ces mots et ferma la porte derrière lui en scrutant le ciel. Il grimpa à l'étage et marcha jusqu'à la chambre. Dans l'ouverture, Abby, inquiète, observait son père et son oncle installer Kate dans son lit.

— Elle est malade ? demanda-t-elle à Emeric en signes.
— Elle dort, la rassura-t-il.
— On n'a pas de temps à perdre, gronda Phil en se redressant. On doit établir nos défenses. Blondin, tu descends avec moi. On va mettre en place des sortilèges de protection. Will ?
— Si tu me le permets, je reste avec Kate un moment. Je vous rejoins au plus vite en bas.

Phil accepta d'un hochement de tête et entraîna Emeric avec lui. Avant de quitter l'étage, il frotta les cheveux auburn de sa benjamine qui étudiait ces étranges scènes sans comprendre de quoi il retournait. Will sortit alors sa baguette magique et effectua de lents mouvements horizontaux au-dessus du corps inerte de Kate, le bois émanant une douce lueur rosée.

— Est-ce qu'elle va bien ? demanda Grace quand elle l'eut rejoint, quelques minutes plus tard.
— Elle est encore là, quelque part. Mais son aura est extrêmement faible.
— Qu'est-ce qu'on peut faire ?

Will soupira en abaissant sa baguette puis tourna ses yeux gris vers elle.

— Je vais prier pour elle. Elle est la seule à pouvoir se sauver, à trouver la force de se raccrocher à la vie. Nous ne pouvons qu'attendre. Et la protéger.

Son regard, tout à coup plus méfiant, se dirigea vers la fenêtre. La lumière du jour se mettait à décroitre de manière anormale au dehors.

— Je sens une âme en peine. À la recherche de vengeance. Tu ne devrais pas rester ici, Grace.
— Je ne vais pas laisser ma fille toute seule ! cria-t-elle.
— Tu dois te cacher, avec Abby. Mettez-vous à l'abri. Je vais rejoindre Phil. Kate sera en sécurité tant qu'on tiendra.

***

Quelquefois, elle entendait son nom résonner.

« Kate ».

Différentes voix.
Masculines, féminines.
Aigues, graves.
Fortes, basses.
Douces, paniquées.
Mais son nom ne cessait de se répercuter, à l'intérieur de son crâne.
Du blanc, se distinguèrent bientôt des formes et des reliefs. Les couleurs restaient pâles, illuminées par la lumière diaphane. Ses pas se répercutant en écho, Kate déambula dans ce lieu qu'elle connaissait si bien, mais désert ce jour-là : les quais de King's Cross.
Elle vit apparaître au loin la silhouette du Poudlard Express accosté, à l'arrêt. Les vitres noires ne laissaient pas deviner ce qui se trouvait à l'intérieur. Puis en remontant le long des wagons, elle aperçut une forme, cette fois humaine, assise sur l'un des bancs. Dans un premier temps, elle eut du mal à reconnaître le jeune homme, qui avait passé le cap des vingt ans. Mais son expression ne trompait pas ; il semblait même étonné de la voir fouler ces lieux :

— Kate ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je te retourne la question, Eliot.

Les deux cousins se dévisagèrent. Puis, il souffla en haussant les épaules.

— J'attends. Comme depuis des années. J'ignore combien exactement.
— Tu attends quoi au juste ?

Elle prit place à ses côtés sur le banc. Tous les deux faisaient désormais face à la portière ouverte du Poudlard Express.

— De pouvoir quitter cet endroit.
— Tu n'y arrives pas ?
— Il n'y a pas d'issue. Crois-moi. J'ai cherché. Mais chaque fois que je remonte le quai, le Poudlard Express réapparaît. C'est infini.
— Tu n'as pas essayé de monter ?
— Si je monte, je ne pourrai jamais redescendre. Si les portes se referment, le train partira. Et je partirai avec lui. J'en ai déjà vu partir... Et les gens n'en descendent jamais.
— Tu ne veux pas partir ?
— Je veux essayer de croire que ma vie a un but. Bientôt, j'aurai passé plus de temps dans le coma que sur mes deux pieds. Je suis une charge, Kate. Pour toi, pour ta famille. Je n'ai pas envie de partir. J'ai envie de vous rendre la pareille.
— Tu l'as déjà rendue. Tu m'as sauvée dans cette forêt, tu te souviens ?
— Je t'ai mise en danger.
— Tu n'étais pas toi-même.

Derechef, Eliot soupira et il replongea dans sa contemplation silencieuse de la porte émaillée qui n'attendait que d'être franchie. Le souffle de Kate frissonna entre ses lèvres :

— Si je suis ici... c'est que je vais mourir ?
— C'est à toi de faire ce choix. J'ai décidé de ne pas partir. Peut-être que toi, tu arriveras à remonter le quai.

Kate médita sur ses envies et les énonça à voix haute, sans honte de se confier à son cousin :

— Je ne sais pas si je veux rentrer.
— Ça serait de la folie, Kate. Tu as une famille. Deux parents qui t'aiment. Une petite sœur joyeuse. De merveilleux amis. Un petit ami dévoué. Tu as toute la vie devant toi.
— J'ai beaucoup souffert. J'ai besoin de repos. De m'éloigner de tout ça.
— C'est temporaire tout ça. La mort n'a rien de temporaire.
— J'ignore si j'aurai un jour la force de me pardonner ce que j'ai fait. De me pardonner la mort de ceux qui sont partis à cause de moi. Affronter les regards de ceux qui vivent encore et qui les pleurent.
— Le passé ne peut être réparé. Mais le futur se construit sur les erreurs et les regrets du passé. Il nous offre la chance de pouvoir évoluer en une meilleure version de nous-mêmes. Les plus grands hommes et les plus grandes femmes de cette terre ont commis des fautes et ont connu l'échec pour connaître la véritable valeur du bonheur et du succès.

Il ricana.

— Moi, je n'ai pas de passé. Je n'ai pas de faute à me faire pardonner. Tout le monde m'a oublié depuis longtemps. Hormis toi, ta famille, et peut-être Clive. Mais toi, il y a tant de monde qui t'entoure.
— J'ai l'impression que quoi qu'il se passe, je continuerai à souffrir. Si je suis avec eux, si je m'isole. Quoi qu'il arrive. J'ai tout essayé.
— Tout le monde souffre. La vie et le bonheur n'auraient hélas que peu de valeur sans cela...

Les propos d'Eliot firent méditer Kate avec un sourire. Puis, elle tourna la tête vers l'extrémité du tunnel.

— Tu as une idée de ce qui se trouve au bout ?
— Rien.
— Ah ?
— Au sens littéral du terme. Je pense qu'on doit s'y sentir bien. Dans ce rien.

Ils contemplèrent le rien ensemble, dans le silence blanc de King's Cross, rêveurs.

***

Debout au milieu de la rue, Emeric voyait le ciel s'obscurcir, à tel point que le soleil en fut couvert, plongeant le monde extérieur dans les ténèbres. Ce n'était pas un orage qui approchait, mais bien pire. Des corbeaux planaient par centaines au-dessus des lointaines collines. Le phénomène donnait des frissons.
Cliodna venait réclamer son dû.
Will le rejoignit et observa avec lui cette singulière manifestation.

— Où est Phil ?
— Dans le jardin.
— Les sortilèges de protection sont en place ?
— Nous le saurons dans quelques minutes.

La nuée de corbeaux se rapprochait.

— Est-ce semblable à de la magie noire ? demanda Emeric.
— Ce qui est sûr, c'est que je n'ai jamais rien vu de tel, attesta Will. Et pourtant... j'en ai vu des choses !
— Vous pensez qu'on arrivera à y faire face ?
— Tu en doutes ?
— Non. Mais je crains que je ne doive user d'autres moyens. Des moyens qui ne plairont pas.

Will plongea ses yeux dans les siens et, malgré sa voix sérieuse, lui adressa une mine bienveillante.

— Dieu pardonne à ceux qui œuvrent pour le bien d'autrui. Le sacrifice de soi, c'est ce que nous a enseigné son Fils.
— Oui, enfin... Je ne suis pas certain que « Dieu » me pardonnera d'embrasser ma part cambion pour combattre ça ! La violence par la violence, il me semble que ça ne fait pas partie des dogmes.
— Accepteras-tu ta part de cambion dans ton propre intérêt ? Ou pour celui de Kate ?
— Je croyais que vous étiez exorciste. Pourquoi vous me raisonnez là-dessus comme si vous vouliez me convaincre d'en faire usage ?
— Ce n'est pas ce que j'ai dit, articula Will avec douceur. Je te fais prendre conscience de la portée de tes actes et de la raison pour laquelle tu pourrais faire tes choix. Si tu es en paix avec toi-même, tout se passera bien. Les forces du mal se nourrissent de la confusion. Le chaos est le terreau de toutes les infamies. La peur, le doute... les pires savent comment les manipuler. En revanche, les actions uniquement réalisées par amour, par dévotion, ne seront jamais empreintes de magie noire. Jamais... Si tu décides d'utiliser tes pouvoirs en pensant qu'ils te rendront plus fort et invulnérable, tu pourrais sombrer. En revanche, si tu penses qu'ils sont capables de sauver Kate et qu'il n'y a que ça qui compte à tes yeux, et pas le sorcier que tu pourrais devenir, alors tu resteras Emeric Beckett. Car c'est Emeric qui aime Kate, d'un amour véritable. Pas le cambion en toi.

Ces mots firent méditer le Serdaigle, tandis que les corbeaux réduisaient la distance qui les séparait de la maison. Ils se percutèrent aux sortilèges que Phil et Emeric avaient lancés et bientôt, le quartier tout entier fut protégé sous un dôme recouvert d'un voile de plumes noires qui ne laissait traverser aucune lumière.
Mais tout ceci n'était que diversion.
Cliodna, tout comme les autres druidesses de l'Immatériel, pouvait passer outre une vulgaire barrière magique. En particulier, le jour d'une éclipse. Elle aurait pu soulever une montagne, un océan... Sous l'ombre de la Lune, son Immatériel n'avait plus de limites.
Émergeant de la nuée de corbeaux, elle traversa la sphère sans même ciller, à un endroit que les trois hommes ne contrôlaient pas du regard. Avec l'éclipse, son corps avait commencé à se reconstituer autour du cadavre de sa fille. La figure horrifique avait maintenant des airs de chimère, avec ses deux physionomies mélangées, sur un amas de chairs momifiées et d'ossatures à l'air libre. Ses yeux lumineux, comme deux lunes dans ses orbites, brillaient et tranchaient avec la noirceur de ses corbeaux.
Personne ne la remarqua quand elle glissa, telle une ombre, jusqu'à la porte d'entrée du domicile des Whisper. Elle entra sans un bruit dans le vestibule et se laissa guider par les auras.
Dans la réserve, pièce attenante à la cuisine, Grace guettait, Abby contre elle, lui couvrant la bouche de sa main. Il lui semblait être revenue au temps de la guerre, quand, cachée dans la cave de Graveson, elle astreignait Kate au silence de peur que les Mangemorts ne les découvrent. Glissant un œil par l'entrebâillement, elle aperçut Cliodna monter les marches avec une lenteur fantomatique, sans quitter son but du regard.
Grace ne pouvait pas rester sans rien faire. Sa fille aînée se trouvait là-haut, à la merci de ce monstre. Elle reposa Abby au sol et communiqua avec elle par signes, dans le silence le plus complet.

— Reste ici, lui ordonna-t-elle.
— Pourquoi ?
— On va jouer à cache-cache. Et je vais dire à ton père de te chercher. Tu dois gagner ! Personne ne doit te trouver. Pas un mot, pas un bruit. Compris ?

Ravie par cette perspective, Abby hocha la tête et imita une fermeture éclair sur sa bouche. Ceci réglé, Grace tourna sur elle-même dans la réserve et tomba nez-à-nez avec la carabine de chasse donnée par son père. C'était avec cette dernière qu'elle avait appris à Kate à tirer, pour les missions de Nettoyeur auxquelles Phil la conviait. Elle l'attrapa et vérifia son contenu. Elle fouilla dans les hautes étagères pour insérer une cartouche neuve de .30-30 et en fourra d'autres dans ses poches.
Elle s'extirpa de sa cachette et tituba jusqu'à l'escalier, faisant fi de la douleur de sa hanche blessée.
Cliodna glissa tel un spectre sur le parquet tout le long du couloir, jusqu'à la porte du fond. Celle de la chambre de Kate. L'ouverture s'élargit d'un simple courant d'air lorsqu'elle passa devant.
La jeune fille était là, allongée sur son lit, ses nouveaux cheveux platine en auréole autour de sa tête, sur l'oreiller. Elle possédait tous les airs d'une Belle au Bois Dormant, avec son visage serein, ce léger sourire à la commissure des lèvres, ses mains liées sur son ventre.
Elle était à sa merci. Désormais, Kate n'était plus qu'une proie sans défense. Alors, Cliodna savoura ce moment qu'elle avait tant attendu. Aujourd'hui, elle mettrait fin à tout ceci. Un jour, se disait-elle, le monde clamerait son nom comme celle d'une héroïne, et non pas comme celle d'une légende passée Tout ceci n'était que justice. Elle fit couler entre ses doigts, certains squelettiques, d'autres graciles et satinés, une mèche de cheveux blond pâle émanant d'une douce lumière d'Immatériel.
Pauvre innocente. Elle ne méritait sûrement pas un tel sort. Mais sa mort était le seul moyen. Le seul moyen de stopper la prophétie...
Une puissante détonation retentit dans la chambre et Cliodna vacilla. Elle porta sa main à son flanc. Sur ses doigts s'écoulait une substance tiède, qui n'était ni du sang, ni du pus. L'impact ouvrait plus encore ses chairs déjà abîmées.
Entendant derrière elle le son claquant d'une poignée de chargement tirée, elle se retourna et fit face à Grace, dans l'ouverture de la porte, la crosse contre l'épaule, et la mettant en joue de nouveau. Les dents serrées, la panique et la détermination mêlée sur son visage, elle susurra :

— Ne touche pas à ma fille, salope !

Elle appuya sur la gâchette sans la moindre hésitation. La balle lui perfora le crâne, en plein milieu du front. Cliodna chancela, avant de s'affaisser sur le sol, dans un semblant d'inconscience. L'impact aurait été mortel pour quiconque, mais la druidesse n'était pas réellement en vie... Une magie ancestrale guidait ses gestes.
Avertis par le bruit du fusil, Phil, Emeric et Will étaient montés à l'étage en trombe.

— Elle... elle est morte ? demanda Grace, à son mari qui s'approchait avec prudence de la dépouille.
— C'était bien tenté, ma chérie, mais non, je ne crois pas... ! Foutons le camp !
— Il n'y a pas moyen de la tuer tant qu'elle est vulnérable ? Elle est en position de faiblesse ! fit remarquer Emeric.
— J'attends tes suggestions, Einstein ! Mais de mon côté, on ne m'a jamais enseigné à Poudlard comment buter une Salope Bleue morte-vivante avec des pouvoirs immémoriaux !

De nouveau, il chargea Kate sur ses épaules et tous descendirent de l'étage en quatrième vitesse. Grace récupéra Abby dans la réserve de la cuisine.

— Notre seul moyen, c'est de fuir, de marquer la distance, jusqu'à ce que cette putain d'éclipse se termine et qu'elle perde ses satanés pouvoirs ! Qu'on espère avoir une chance !
— Il n'est même pas 10h30 ! s'exclama Emeric en consultant sa montre. L'éclipse n'est toujours pas à son maximum ! Nous en avons encore pour minimum deux heures !
— Eh bien on tiendra deux heures !
— Pas à ce rythme !
— Je répète : t'as une meilleure solution ? Ok, propose-la ! J'attends ! On peut appeler tous les Aurors du monde, si tu veux ! Ça va pas régler le problème ! On pouvait pas rester à Ste Mangouste, elle allait faire un max de dégâts ! Donc, d'ici à ce que t'aies une meilleure idée, on se casse et on trace !

Emeric et Will échangèrent un regard. Il existait bien une autre solution, mais potentiellement très dangereuse. Leur conversation fut couverte par les croassements incessants des centaines de corbeaux au-dessus du dôme.
La voiture de Phil s'était agrandie par magie, élargissant la banquette arrière, sur laquelle ils installèrent Kate, accompagnée par Grace et Abby. Emeric grimpa avec elles, se positionnant à l'une des fenêtres, qu'il ouvrit pour admirer le macabre spectacle des oiseaux noirs tournoyant au-dessus du toit de la maison des Whisper, sans passer la barrière de protection. Will prit la place du passager avant.
Au poste de conducteur, Phil tourna la clé dans le moteur et fit vrombir sa voiture comme jamais auparavant. L'engin démarra en trombe, les pneus crissant dans le virage au sortir de la place devant le garage du domicile. Ils franchirent la barrière de protection, qui éclata en morceaux. Les corbeaux s'engouffrèrent dans la maison des Whisper, brisant les fenêtres, forçant les ouvertures. Dans la chambre de Kate, Cliodna se releva, momentanément affaiblie. Un filet noir coulait du trou circulaire au milieu de son front, entre ses deux yeux lumineux. Furieuse d'avoir été ainsi bernée par une arme moldue, elle se mit à hurler. Son Immatériel fit vibrer les objets, les meubles, les murs.
Une énorme détonation, suivie d'un souffle puissant, résonna dans toute la ville de Carlton. Grace passa à son tour la tête par la fenêtre, maintenant ses cheveux volant derrière son oreille, et constata avec horreur que l'étage de leur maison avait volé en morceaux, comme si une bombe avait explosé. Des tuiles volaient dans le ciel. Phil dut éviter leurs retombées, parfois lointaines, sur la route.
Dans la ville moldue et même dans les villages alentours, la terreur commençait à s'insinuer. Les forces de l'ordre avaient déjà été mises au courant que d'étranges nuées de corbeaux avaient parcouru tout le pays et stationné au-dessus d'un quartier. Puis, l'explosion, entendue à plusieurs kilomètres à la ronde, complétait les phénomènes inexplicables de la journée. Certains parlaient déjà d'une bombonne de gaz qui avait explosé dans l'un des domiciles sur Owlstone Road et de l'étrange capacité des corbeaux à stationner au-dessus du point sensible. Une histoire d'odorat animal, avançaient quelques moldus..
Les témoins les plus proches avaient vécu une situation hors du commun. Une vision proche de l'apocalypse. Des gens regardaient à leur fenêtre, depuis l'habitacle de leur automobile, sur les trottoirs. Une élégante voiture noire filait dans les rues, sans se soucier de sa vitesse, marquant la distance avec la nuée noire qui se rapprochait. De manière très étonnante, tous les véhicules se décalaient pour leur laisser le passage. Il s'agissait en réalité de Will, usant de sortilèges de Repousse, qui libérait la voie pour éviter à quiconque d'être blessé.

— Voudriez-vous un peu de musique ? proposa le lecteur audio magique de la voiture de Phil.
— Ta gueule !
— Un peu de métal bien violent pourrait être de circonstances ?
— J'ai dit : ta gueule !

Phil pointa sa baguette magique sur son lecteur de cassettes et l'explosa d'un sortilège. Will lui adressa un regard stupéfait.

— T'inquiète, je le réparerai après toutes ces conneries, lança-t-il à son jeune demi-frère.

Cliodna s'était extirpée des décombres de la maison des Whisper et les rattrapait maintenant par la voie des airs. Les moldus voyaient passer au-dessus d'eux, à dix mètres du sol, une terrifiante ombre violine, surmontée de sa cape de corbeaux. Son passage voilait le ciel de ténèbres indicibles, plongeant les rues dans la nuit.

— Tu sais où tu vas ? demanda Grace, agrippée au siège de son mari devant elle, passant la tête entre les deux dossiers.
— Loin ! On va éviter qu'elle fasse sauter la ville !

Sur la banquette, Abby peinait à comprendre ce qu'il se passait. Personne ne lui répondait dans le vacarme et la panique. Elle se colla contre sa sœur inanimée, espérant que cette dernière l'enlace.
Emeric, lui, s'était redressé et avait passé son buste par la vitre abaissée, faisant confiance à la conduite de Phil. Mais ses sortilèges n'étaient pas assez puissants pour espérer toucher Cliodna. Elle les détournait facilement quand ils l'atteignaient et la magie ordinaire semblait de toute façon ne lui faire aucun effet. La druidesse se rapprocha de plus en plus et, dans un cri, fit pleuvoir sur la voiture des flèches immatérielles en espérant l'arrêter. C'était sans compter les talents de Phil au volant.

— Ok... ça suffit les conneries, décréta-t-il en passant encore une vitesse, alors qu'ils venaient de franchir le panneau de la ville. Accrochez-vous ! Blondin, rentre !

Grace attrapa Abby pour la serrer contre elle et Emeric s'exécuta. Plutôt que d'emprunter le carrefour, Phil poursuivit sa route et la voiture se fraya un chemin dans le champ, disparaissant dans les hauts fourrages. Peut-être arriveraient-ils à la semer en se camouflant ainsi... On ne voyait plus rien au-delà du pare-brise, si ce n'était des herbes qui se pliaient au passage du véhicule. Un immense nuage noir commença à recouvrir la plaine et les collines environnantes.
Will surveillait grâce au rétroviseur extérieur.

— Elle est trop rapide ! cria-t-il pour être entendu par-delà le bruit de vrombissement assourdissant. Elle va nous rattraper !
— Tu veux faire quoi, exactement, hein ? Qu'on se sépare ? Depuis une voiture en marche au milieu d'un champ ? Pour être plus vulnérables ? Ou jeter Kate en pâture pour en être débarrassés ?
— Si on reste dans cette voiture, on risque tous d'y passer ! Tous !
— Tu crois pas que je le sais, bordel ? Je réfléchis, Will, je réfléchis ! Mais je fais mon max pour ne pas me prendre un fossé aussi !

Emeric en avait les entrailles nouées, mais la tête de Kate, qu'il avait placée sur ses cuisses en rentrant dans l'habitacle, lui fit oublier l'espace de quelques instants la situation dans laquelle ils étaient. Les cris de Phil et de Will à l'avant s'atténuèrent. Bientôt, il n'entendit plus les ronflements violents du moteur de la voiture. Cahoté dans un silence apaisé, il la dévisagea. Elle semblait dormir, si sereine.
Alors, il ferma lui-même les paupières et tenta d'entrer en connexion avec elle, comme toutes ces fois dans le Colisée. Cependant, ce ne fut pas avec son esprit qu'il lia un contact. Mais avec ses souvenirs. Tous lui revinrent par flash.
Kate tournoyant de joie avec sa nouvelle robe de sorcière, chez Mrs Guipure. La première fois qu'il l'avait aperçue. Cette fois où son cœur s'était emballé sans qu'il ne comprenne pourquoi.
Les regards croisés par hasard, par-dessus les tables de la salle de cours ou les paillasses de botanique.
Quand ils jouaient du piano à quatre mains, assis sur le même tabouret, sur l'estrade magique de la Salle sur Demande. Musique qui s'était muée en danse.
Leur premier baiser à son retour de Durmstrang, le second entre les rayonnages de la bibliothèque.
La passion, dans la chambre irlandaise, à l'hôtel face à Notre-Dame de Paris.
Toutes ces nuits où, allongés dans le lit, ils attendaient que le sommeil ait une emprise sur leur échange infini de regards et qu'ils finissent par s'endormir, main dans la main.
Son rire. Ses sourires. Ses maladresses. Son goût de la vie.
Quand elle lui cachait les yeux pour lui faire la surprise.
Quand elle courait entre les arbres pour se cacher elle.
Quand elle s'élançait sur la glace d'un lac gelé et tombait, pour finalement rire aux éclats.
Quand elle sautait dans les vagues de la plage du Dorset.
Quand elle criait le nom de la liberté, dans le casque de sa moto-balai.
Kate était la vie.
Sa vie.

En rouvrant les yeux, Emeric sut ce qu'il devait faire. Il reposa la tête de Kate sur la banquette. Puis, il pointa sa baguette magique sur ses paumes et sous ses pieds en répétant le même sortilège, sous le regard interrogatif de Grace :

— Glutinum. Glutinum...

Puis, il rouvrit la vitre et passa sa tête, puis son buste au travers. Grace eut beau l'appeler, il ne revint pas en arrière, malgré les fourrages qui lui fouettaient le visage.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? rugit Phil en entendant l'agitation derrière, vérifiant d'un coup d'œil dans le rétroviseur.
— C'est Emeric ! Il essaie de sortir !

Le Serdaigle se hissa peu à peu, grâce à ses mains qui adhéraient à la carrosserie et qui lui permirent de s'extirper de l'habitacle. Puis, il poussa avec ses pieds sur l'arête de la portière afin de grimper sur le toit de la voiture lancée à pleine vitesse, ses chaussures enchantées lui permettant de rester stable. Il jaugea d'un regard le prodige produit par Cliodna qui flottait à quelques mètres au-dessus d'eux.

— Il n'a pas pris sa baguette ! hurla Grace, soudain terrifiée. Freine, Phil, freine ! Il va mourir !
— Bordel, je peux pas ! Putain ! Qu'est-ce qu'il lui prend ! Will ! Fais quelque chose !

De nouveau, Emeric se ferma à toutes les afférences extérieures. Il ne voyait plus rien, n'entendait plus rien, ne sentait plus rien. Will avait eu raison.
Il ne doutait plus. Il n'avait plus peur.
Il était en paix avec lui-même.
Phil, qui continuait à conduire, remarqua alors un étrange phénomène. Avant même de les aplatir en roulant dessus, les fourrages se rétractaient vers la terre, brûlés.

— Je savais pas que l'Immatériel faisait cramer l'herbe !
— Ce n'est pas de l'Immatériel, souffla Will, anxieux.
— C'est quoi dans ce cas, tu me dis ?
— C'est de la magie noire...
— De... de la magie noire ? Tu te fous de ma gueule ? Tu veux dire que cette pouffiasse utilise l'Immatériel et AUSSI la magie noire ?
— Je ne pense pas que ça vienne d'elle...

Des ténèbres insidieuses avaient commencé à avaler la silhouette d'Emeric, lui donnant la forme d'une ombre humaine. Des extensions, semblables à des bras, jaillirent de son dos. La métamorphose s'acheva à l'ouverture de ses yeux : deux fentes d'ambre flottaient sur l'amas de pénombre démoniaque qu'était devenu son corps.
La transfiguration achevée, il s'éleva alors dans les airs en direction de Cliodna. Ses yeux de nacre croisèrent ceux, flamboyants, de l'apparition hors du commun. La druidesse s'immobilisa à son tour. L'atmosphère, autour d'eux, semblait avaler la lumière.

— Putain de Merlin ! jura Phil qui avait entraperçu la scène dans son rétroviseur. C'est quoi ce bordel ?!
— Continue à rouler ! lui ordonna Will pour qu'il ne se distraie pas de la route.
— Non ! cria Grace. Arrête-toi ! On ne peut pas le laisser là !
— Il a fait son choix ! répliqua Will. Il l'a fait pour sauver Kate ! Et cela implique de la mettre à l'abri en l'éloignant d'ici ! C'est ce qu'il voudrait !
— C'est hors de question qu'on le laisse comme ça !
— Quelqu'un peut m'expliquer ? tempêta Phil, qui sentait qu'il était le seul à ne pas être au courant.
— Emeric est un cambion ! lâcha Grace, tout à coup.
— Hein ? Mais d'où tu connais ce nom, toi ? Et comment t'as appris ça ? Comment ça se fait que personne ne m'ait mis au courant ! C'est le petit ami de ma fille, que je sache !
— On en parlera plus tard, le coupa Will, pour le moment, contente-toi de tracer !

Cliodna se doutait qu'elle ne pouvait outrepasser l'interposition d'Emeric si facilement. Pourtant, dans un premier temps, elle préféra la parole aux offensives :

« Ainsi donc, ton cœur est né des ténèbres. Comme Merlin avant toi. »

Sa voix résonnait dans les airs, comme un sombre écho diffus. Emeric ne réagit pas.

« Je connaissais ses forces... mais aussi ses faiblesses. »

La nuée de corbeaux qui orbitait autour d'elle s'abattit sur lui. Il trancha de l'un de ses bras le nuage noir. Les oiseaux, tout à coup terrifiés, comme subitement rendus fous, commencèrent à disperser de manière chaotique, croassant à tout va. Une dizaine d'entre eux tombèrent dans le champ, raides morts.
Le visage reconstitué de Cliodna se pinça en une grimace qu'elle espéra inaperçue. Emeric était d'une autre trempe que Merlin. Ils n'étaient pas nés du même démon...
Pour l'avoir connu, elle savait que les cambions étaient insensibles à l'Immatériel, la seule magie qu'elle était en mesure de maîtriser à travers le cadavre de sa fille. Seule Maëva, l'âme sœur de Merlin, était parvenue à rendre cette résistance caduque. Mais Cliodna ne possédait pas ce savoir... Elle se savait bien inférieure face à cet être.
Aussi, elle préféra poursuivre la discussion en espérant diriger contre Emeric sa plus grande faiblesse : lui-même.

« Tu as choisi la noirceur de ce monde, jeune homme. En embrassant ta nature. En décidant de protéger cette jeune fille. »
« Kate est l'opposé de la noirceur. »

La voix d'Emeric était dénuée de toute émotion. Il ne devait pas dévier de cette neutralité, au risque de basculer.

« Non. Tu as raison. Kate est certainement une sorcière au bon cœur. »
« Dans ce cas, pourquoi la pourchassez-vous ? Maintenant que la malédiction est levée ! Que l'âme de Maëva a quitté son corps ! La tuer ne vous apportera rien. »

Il y eut un rire, perdu dans les croassements des corbeaux. Puis un second, plus fort, qui se transforma en un éclat jubilatoire, rendu puissant par l'Immatériel qui rayonnait autour d'elle.

« Tu es donc convaincu que vous êtes parvenus à déjouer la prophétie ? Jeune naïf transi d'amour que tu es... Vous ne faites que la précipiter. Mes dons me permettent de voir l'avenir. Comme le faisait ma fille, que vous avez lâchement assassinée. Nous sommes les seules à pouvoir mettre fin à ce danger qui nous menace tous ! Nous sommes les seules à pouvoir sauver le monde, au prix de la vie de cette jeune femme, aussi charmante soit-elle ! Nous savons ce qu'elle va commettre ! Ce qui va découler de ses actes ! La prophétie... est loin d'être accomplie. »
« Vous mentez ! »

Un bras noir pourfendit les airs, claquant comme un fouet qui s'enroula autour de la gorge de Cliodna. La violence du coup fut telle, quand il la plaqua au sol, qu'un énorme cratère s'affaissa dans le champ. La terre en trembla. Les blés, autour, se mirent à noircir, empoisonnés par la magie noire ambiante.
Grace, qui avait senti la voiture bondir sur le sol malmené, alors qu'ils avaient pu rejoindre une route goudronnée pour accélérer, continuait de supplier son mari :

— Tu ne peux pas le laisser là-bas ! Il a besoin de nous !
— Il n'a besoin de rien ! C'est un cambion !
— C'est Emeric ! C'est encore un enfant ! C'est celui que Kate aime ! Phil, arrête cette voiture ! Immédiatement ! Nous devons l'aider !
— Et tu comptes lui faire quoi, un gros câlin ?! Il est condamné ! Et tu le sais autant que moi ! Et Will le sait tout autant ! Il nous permet juste de mettre Kate à l'abri ! De la protéger !
— Will ! Je t'en prie, raisonne-le !
— C'était son choix, pris en pleine conscience. Beaucoup se sont sacrifiés et...
— Vous parlez comme s'il était déjà mort ! Comme s'il n'était rien ! Emeric a un père ! Des amis ! Comme Kate ! Il mérite autant qu'elle d'être protégé ! Comment penses-tu que Kate réagira quand elle saura que tu l'as laissé à son sort ? Qu'est-ce que tu aurais fait à leur place ?

Les doigts de Phil se serrèrent sur son volant et il grogna quelques insultes.



Parce qu'elle n'était plus qu'un corps rafistolé par magie, Cliodna ne sentit pas la douleur de ses nombreux os fracturés ou broyés, qui commençaient déjà à se reconstituer grâce à l'Immatériel. Elle demeurait plaquée au sol, dans les fissures de la terre, le tentacule obscur étranglant sa gorge. Les yeux du cambion, flamboyant de rage, se rapprochèrent d'elle.

« Tout ce que vous dites n'est que mensonge ! » asséna-t-il.
« Refuserais-tu de me croire ? Je veux bien admettre que la vérité pourrait être difficile à avaler, mais tout ce que vous avez entrepris, tous ces sacrifices, n'ont servi à rien... Vous n'avez fait qu'entraver les desseins d'Electra. Mais ça... »

Elle étira un sourire sardonique.

« ... tu le découvriras bien assez tôt. »

Tout à coup, elle échappa à l'emprise du cambion quand la terre se déroba sous son corps dans un rai de lumière. Il n'eut pas le temps de la rattraper et Cliodna jaillit dans un geyser éblouissant, une centaine de mètres plus loin. Telle une flèche immatérielle, elle se lança à la poursuite de la voiture des Whisper maintenant que le cambion ne lui barrait plus la route.
Une lame d'Immatériel scia l'air. Phil aperçut le flash dans son rétroviseur et donna un coup de volant pour l'éviter ; le goudron à côté de lui fut tranché en deux.

— Voilà pourquoi on ne pouvait pas faire demi-tour ! hurla-t-il pour couvrir le chaos et les pleurs d'Abby, terrifiée.

À côté de lui, Will avait sorti la tête au dehors, sa baguette magique en main.

— Mais t'es con ou quoi ! lui lança son demi-frère. Tu crois vraiment que ta magie pourra terrasser une maîtresse de l'Immatériel ? Rentre dedans !

Continuant de léviter au-dessus de la route, Cliodna leva ses poings liés et une épée luminescente jaillit entre ses mains. Quand elle enfonça violemment sa lame dans le goudron, celui-ci se fractura avec une puissance phénoménale, le choc se répercutant telle une vague. La voiture aurait valdingué dans les airs si le sortilège d'intangibilité de Will n'avait pas été prononcé. Les roues lévitèrent un moment au-dessus de la route en miettes mais le véhicule perdit de sa vitesse d'inertie.

— Attends mon signal pour appuyer sur l'accélérateur ! ordonna Will. ... là !

L'impact ayant décru, ils retrouvèrent une route juste amochée, mais les amortisseurs de la voiture subirent malgré tout le retour à la terre ferme.

— Emeric ! Où est Emeric ? s'inquiéta Grace en regardant par la vitre arrière.

Mais Emeric n'était plus là. Du moins, sa personnalité l'avait quitté. La noirceur du démon s'était agrippée à son cœur comme du lierre et s'était ancré de plus en plus. Les révélations de Cliodna avaient intensifié sa peur et sa colère. Non. Il refusait de croire ce qu'elle avait dit, même si une part de sa raison lui murmurait qu'elle ne proférait que la vérité...
Tous ces sacrifices, toutes ces morts... tout en vain ?
Alors, il avait perdu le contrôle.
Une ombre immense recouvrit les champs et la route entre les villages. L'éclipse, non loin de son paroxysme, plongeait la terre dans une pénombre occulte. Un immense bras se dégagea des ténèbres et attrapa Cliodna par la jambe, l'interceptant dans son vol. Il la tira avec brusquerie, la faisant percuter le sol à plusieurs reprises. Puis, un autre tentacule s'enroula autour de son bras opposé.
Le cambion contempla son martyr alors qu'il l'écartelait, sans ciller. Il y prenait du plaisir. Son visage sans forme ne laissait paraître aucune expression, mais on pouvait le deviner à l'éclat dans ses yeux d'ambre. Il accentua la torture jusqu'à lui arracher un membre. Mais finalement, cela ne fut pas tant plaisant, quand il se rendit compte que Cliodna n'éprouvait pas la douleur...

« Tu avais tort, druidesse. »

Son corps noir et fuligineux, suspendu dans les airs, se rapprocha de sa proie si faible, comme l'araignée pourvue de ses nombreuses pattes, abordait la mouche prise dans sa toile mortelle.

« Tu dis avoir vu l'avenir. Dans ce cas, l'avenir t'a menti. L'âme la plus noire que tu craignais... se tient devant toi. »
« Tu es si loin du compte... »
« Comment oses-tu me répondre ? Sais-tu au moins qui je suis ? Ce dont je suis capable ? Tu n'es qu'une druidesse faible. Je suis le fruit des forces obscures. Tu n'es rien pour moi. »

Il pencha la tête et laissa échapper dans un ricanement.

« Mais je te remercie. Sans toi, je n'y serai pas parvenu. »

L'un de ses innombrables tentacules attrapa son deuxième bras.

« Merci, petit moucheron. »

Il la lui arracha sans le moindre procès, avant de jeter le corps disloqué d'Electra, mais toujours habité par l'âme de sa mère. Sans ses mains, elle était incapable d'utiliser son Immatériel.
Puis, le cambion considéra les environs, puis l'horizon. Il aperçut la voiture des Whisper qui filait au loin, marquant la distance.
Kate.
Sa Kate, sa belle et délicieuse Kate était là-bas.
Cette simple pensée déclencha ses pouvoirs incommensurables et une onde de choc néfaste se dégagea de son corps, comme libérant ce surplus d'énergie noire qui s'accumulait en lui. Le souffle puissant plia la végétation et la fit carboniser. Le goudron des routes se mit à couler. Les oiseaux moururent en étant percutés.
La voiture des Whisper ne put hélas lui échapper. Elle fut puissamment balayée par la rafale, effectuant des tonneaux dans les airs.

— Aresto momentum !

Le sortilège de Will les sauva in extremis d'un atterrissage violent dans le fossé qui les aurait certainement tous tués et la voiture se posa en douceur. Encore sous le choc, Will se tourna vers la banquette arrière ; Abby et Grace semblaient avoir rejoint Kate dans son inconscience. Puis, il se tourna vers Phil et constata que son front était en sang. Sa tête avait dû percuter le volant pendant la rafale. Au-delà de sa blessure, le père de famille semblait accablé. Will se doutait que la magie démoniaque du cambion les avaient tous affaiblis. Tous, sauf lui, de par sa formation d'exorciste.
Aussi, il adressa un regard déterminé à Phil et ouvrit la portière avec sa baguette magique. Son demi-frère l'interpella d'une voix éteinte sur laquelle il poussa :

— H-hé ! Où tu vas ?
— Faire mon job.
— Mais t'es malade ! Tu... tu vas crever !
— Je suis un Whisper, comme toi, n'est-ce pas ? Combattre l'impossible, c'est une affaire de famille.
— Quitte... pas cette voiture, tête de fion, va... ! Ordre de ton grand frère !
— Que Dieu veille sur vous.
— Que Dieu aille se faire... ark ! Will ! Re... Reviens !

Will s'extirpa de la voiture et s'avança sur la route. Jamais il n'avait vu une telle chose de son vivant, malgré sa carrière d'exorciste. Une toile de dizaines de tentacules, longs de plusieurs dizaines de mètres chacun, rayonnait autour du corps noir du cambion, haut dans les airs, et s'avançant dans leur direction. Will ne put s'empêcher de trembler, mais il gardait la foi.

— Que Dieu nous vienne en aide, marmonna-t-il.
— Hm. À mon époque, « Dieu » ordonnait à ce que les sorcières soient mises sur le bûcher.

Surpris, Will fit volteface, braquant sa baguette magique vers une femme à la beauté stupéfiante, avec sa longue chevelure rousse, sa robe verte et sa cape violette.

— Ne restez pas là, madame !
— « Madame » ? ricana Maëva.
— Vous n'avez rien à faire ici, vous êtes en danger !
— Moi, en danger ? Que pourrait-on dire de vous...

Puis, ses yeux se tournèrent en direction de la voiture immobilisée et encore fumante des Whisper, en particulier vers la banquette arrière où Kate gisait sur les jambes de sa mère inconsciente.

— Ma place est ici, petit prêtre. Auprès de Kate.
— Vous... vous la connaissez ?
— Ce serait un euphémisme ! lâcha-t-elle dans un rire clair.

Maëva semblait détachée de la réalité, la joie et la sérénité irradiant son visage, malgré la situation à laquelle il faisait face.

— Restez derrière, c'est dangereux !
— Vous n'êtes personne pour me donner des ordres, petit prêtre. Je suis la seule à pouvoir vous sauver.

Quand il remarqua qu'elle s'avançait, déterminée, en direction du cambion, Will chercha à l'arrêter.

— N'approchez pas ! Vous allez mourir !
— Vous savez... J'ai connu la mort plus longtemps que la vie. Au fond, je pense m'y être habituée.

L'aura singulière de Maëva pétrifia Will. La sorcière ne proférait pas ses mots en toute innocente. Il percevait une vieille âme à l'intérieur de ces chairs neuves. Aussi, il ne la retint pas.
Grâce à son Immatériel, Maëva s'éleva dans les airs, jusqu'à parvenir à la hauteur du cambion, une centaine de mètres les séparant encore. Des tentacules noirs tentèrent de l'attraper, mais elle se fendait en une valse, évitant les fouets dans les airs.

« Qui ose se mesurer à moi ? » gronda le cambion d'une voix grave.
— Quelqu'un qui te comprend.
« Orgueilleuse mortelle. Tu n'es qu'une druidesse. Comme l'autre dont je me suis débarrassée. Et tu penses être à la hauteur ? »

La peau de Maëva se mit à luire, la protégeant des décharges sombres, si démoniaques qu'elles auraient pu lui ronger les os.

— J'étais une reine autrefois. Une reine puissante et crainte. Comme toi. J'exigeais que chacun se plie devant moi. J'en avais le pouvoir. Car je leur étais supérieure.
« Tu n'es rien face à moi. Tes pouvoirs sont dérisoires. Personne ne pourra m'arrêter. »
— Je ne pourrais jamais te battre, admit Maëva, placide, sans sourire. Tu es un être impitoyable et sans pitié. Le seul qui en est capable, c'est le jeune homme à l'intérieur de toi !

Elle fusa telle une flèche de lumière, évitant habilement ses bras démoniaques, parfois si vite qu'elle franchissait le mur du son, provoquant des éclats assourdissants dans les airs. Le cambion ne parvenait à l'attraper. Chaque fois, elle s'échappait, insaisissable. Comme immatérielle.
Puis, tout à coup, elle apparut, face à lui. Tous les tentacules allaient s'abattre sur elle pour l'écarteler, quand elle frappa le front du cambion d'une main luminescente. Elle plongea de toute son âme dans la noirceur du cambion et trouva, recroquevillé au fond, les esprits terrifiés d'Emeric.

« Reviens vers moi ! »
« C'est... c'est impossible. J'ai craqué ! J'ai cédé de mon plein gré ! Je... je ne pourrai plus revenir ! »
« Attrape ma main, Emeric ! Je peux te ramener dans la lumière ! »
« À quoi bon ! Il a gagné ! Jamais, jamais plus les choses ne pourront être comme avant ! Je suis condamné à rester un cambion ! Plus personne ne voudra de moi ! J'ai été faible ! Je me suis allié à mes ténèbres ! »
« Nous avons tous en nous une part de ténèbres, Emeric ! Nous l'embrassons tous un jour, mais cela ne signifie pas que tu es faible. Seulement que tu es humain ! »

La voix douce et ferme de Maëva le rasséréna et bientôt, sa conscience parvint à se dégager des ténèbres qui l'étouffait, qui les forçait à se taire.

« Nous avons tous le droit à une seconde chance. Et tu n'es pas seul. J'ai connu un jeune homme comme toi, Emeric. Il portait le nom de Merlin et il était mon âme sœur. Je savais ce qu'il était et je ne l'ai jamais abandonné. Je n'ai jamais cherché à l'en guérir. Je l'ai accepté tel qu'il était, avec sa part d'ombre et sa part de lumière. Ensemble, nous avons vogué sur cet océan sombre et lumineux. Des erreurs, il en a commises, et moi de même. Mais nous avions d'autres chances. Kate t'aidera à saisir la tienne et à reprendre le contrôle de ton destin. De vos destins liés. Ensemble, vous vous battrez. »

Ces mots firent écho en lui et il attrapa la main de lumière que Maëva lui tendait.
Quand il reprit connaissance, Emeric était allongé sur la route dévastée. Il tâta ses bras, redevenus siens. Tous ses membres fourmillaient, mais il parvint à se redresser pour apercevoir la figure qui se dressait non loin de lui, lui tournant le dos. Dans un premier temps, il ne vit qu'une grande cape violette surmontée de grands cheveux roux et chatoyants.
Plus loin, privée de ses membres, Cliodna gisait sur le sol, affaiblie, mais les yeux toujours brillants. Ces yeux que les deux druidesses partageaient sous ce ciel d'éclipse.
Maëva s'approcha d'elle ; Cliodna, furieuse, lui cracha :

— Cela te plaît ? De me contempler une nouvelle fois ainsi ? Moi, agonisante au sol, le corps brisé, et toi, jubilante, au-dessus de moi...
— Je n'éprouve pas de joie à te voir ainsi, mon amie. Seulement de la pitié.
— Te voici déchue, une seconde fois. Une première fois reniée du cercle. Et aujourd'hui, te voici à défendre un gamin qui porte en lui le démon.
— Merlin n'était pas si différent, souviens-toi, souffla Maëva, grave, posée, presque souveraine.
— Et tu serais prêt à sacrifier ton corps si fraîchement acquis, après des siècles de quête et de folie, pour lui ?
— Pour ces enfants. Qui ont remis en cause tout ce qui me guidait. Aveuglée par le deuil impossible d'une relation, j'en ai oublié les véritables valeurs de la vie. L'honneur, l'amitié, l'amour.
— Serais-tu devenue mélancolique, Maëva ?
— Je l'étais déjà un peu à l'époque, non ?

Elle lui adressa un sourire un peu niais qui rendit Cliodna, furieuse.

— Tu n'étais pas aussi naïve à l'époque !
— Que fallait-il être pour rêver d'une école de sorciers ? Que nous avons fondé sur un marais ? Il fallait être naïf, il fallait être fou. Il fallait croire en l'avenir, malgré tout ce qu'on pouvait nous dire. Malgré la chasse aux sorcières qui faisait rage. Nous avons accompli un rêve ensemble. Car nous étions naïves.
— La Maëva que j'ai connue n'aurait pas pris à la légère une prophétie comme celle-ci.
— Je ne me fie plus aux prophéties désormais. J'ai vu des gens, j'ai vu ces jeunes, devenir obsédés à cause d'elle. Si personne n'avait jamais proféré ces paroles, bien des morts seraient encore debout aujourd'hui. Les conséquences des prophéties font parfois plus de ravages que les sentences qu'elles énoncent, tout comme le nom des maladies tuent parfois plus que les maux eux-mêmes. Je préfère croire qu'ils sont maîtres de leurs destins. Que nous le sommes tous. Que les choses arrivent, sans prévenir, sans prophétie, et que seuls nos actes présents, authentiques et sincères, peuvent y répondre. Si tu avais confiance en l'avenir, Cliodna, toi et ta fille, vous n'auriez pas mené cette croisade. Je le vois, je le sens. Le monde, pour toi, n'est plus que noirceur. Haine et vengeance. Tu ne portes plus l'espoir de celle qui foulait les terres d'Ecosse à mes côtés, à la recherche d'un emplacement pour notre école. Celle qui parcourait les mers avec moi, pour recruter nos premiers élèves.

Tout au long de sa tirade, Maëva s'était approchée, pas après pas, comme la femme approche l'animal sauvage en cherchant à l'apprivoiser.

— Il est temps, Cliodna. Nos âmes, nos cœurs, nos quêtes, nos espoirs et nos cauchemars, ils n'appartiennent plus à ce monde d'aujourd'hui. Nous devons le laisser aux prochaines générations. Leur accorder notre confiance.
— Jamais je ne le pourrai ! J'en ai trop vu par les yeux d'Electra ! Cette humanité est pourrie, corrompue ! Elle n'entend rien !
— Dans ce cas, laissons-la. Il est temps pour nous de partir, Cliodna, répéta Maëva d'une voix placide, presque maternelle. Maintenant.
— Je ne partirai pas.
— Je ne te laisse pas le choix. Nous partons. Ensemble.

Elle se pencha pour cueillir le corps disloqué de Cliodna. Cette dernière ne put se dégager de son étreinte à cause de ses membres manquants. Elles partagèrent un regard, rendu lumineux par l'Immatériel. Si la reine souriait, la druidesse grimaçait, alarmée. Mais l'expression de Maëva la désarmait.
Alors, la reine ressuscitée leva son bras vers le ciel et une immense colonne de lumière blanche la relia au ciel, à l'éclipse à son paroxysme. Le rayon transperça le nuage de corbeaux. Les environs furent noyés sous la blancheur étincelante.

— Où m'emmènes-tu ? demanda la voix inquiète de Cliodna.
— Là où nous aurions dû être, depuis des siècles.

Puis, elle se tourna dans la direction d'Emeric, et dans celle de la voiture des Whisper :

— J'ai confiance...

Elles disparurent, avalées par la lumière presque divine, qui s'intensifia tant qu'elle provoqua une onde de choc blanche.
Emeric ne récupéra sa vue qu'au retour du silence. Des cadavres de corbeaux jonchaient les champs dévastés. Maëva et Cliodna s'étaient volatilisées. La lumière du jour, légèrement amoindrie à cause de l'éclipse, était revenue sur la campagne et les villes environnantes.
Un peu hébété, le jeune homme se releva, encore tremblant, et observa les alentours dévastés.

— Emeric !

Will, prudent, l'avait interpellé. Quand il se retourna, Emeric fut un temps soulagé, puis tout à coup paniqué en voyant l'état de la voiture familiale. Le cœur battant, il accourut. Will ne s'interposa pas, encore soufflé par la scène à laquelle il venait d'assister.
Dans l'habitacle, les Whisper s'éveillaient, libérés du joug de la magie noire. Une fois qu'elle eut repris ses esprits, Grace aperçut par la vitre Emeric qui les rejoignait au pas de course. Après s'être assurée que ses deux filles et que son mari étaient en vie, elle s'extirpa douloureusement de la voiture et boita dans sa direction, soulagée au point que les larmes coulèrent sur ses joues.

— Mrs Whisper ! Com-... Je...

Sans prévenir, Grace étreignit Emeric et le jeune homme s'immobilisa. Son cerveau, ses souvenirs entiers, étaient en émoi. Cela faisait des années qu'une mère ne l'avait pas enlacée avec un amour aussi sincère. Il s'apaisa et partagea cette accolade, relâchant ses émotions trop longtemps contenues.

— J'étais terrifiée pour toi, souffla Grace. Tu as fait ça pour sauver Kate. Pour nous sauver.
— Je suis désolé, j'ai failli.
— Non, Emeric, je t'assure.
— Vous savez maintenant de quoi je suis capable. Et mes yeux, ils sont sûrement...

Grace s'écarta de lui en le tenant fermement par les épaules, puis elle détailla les nouveaux iris d'Emeric. Ils brillaient désormais comme de l'ambre.

— Cela n'a pas d'importance, Emeric, souffla-t-elle, attendrie. Cela ne te définit pas.

Ludo Mentis AciemOù les histoires vivent. Découvrez maintenant