Chapitre 113 - Soixante ans de retard

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Le bureau de cette pièce avait rarement été aussi bien rangé. Pour beaucoup, cela pouvait s'apparenter à une bonne nouvelle ; le danger se faisait moins fréquent. Pour Phil, cela rimait avec un désagréable chômage technique. Son dernier ordre de mission remontait à la semaine passée, lors de laquelle il avait dû, avec son équipe, se charger d'un cas de sirène nymphomane, qui avait provoqué la mort d'une douzaine de moldus avant d'être neutralisée par les Nettoyeurs.
Depuis, les mondes entrecroisés n'avaient connu aucun incident. Le bureau bleu, appesanti par cette odeur omniprésente de tabac froid, que Phil consommait quand il planchait sur ses cas, ressemblait à une coquille vide. Le sorcier avait trouvé le temps de trier, de classifier et de ranger, au grand bonheur de sa femme. La journée, quand Grace partait travailler à l'école dans laquelle elle avait retrouvé un emploi d'enseignante, Phil se consacrait à sa fille qui approchait déjà de ses cinq ans. Abby commençait déjà à déchiffrer les lettres et savait compter jusqu'à trente. Il assistait quelquefois aux séances de Mr Patil, qui apprenait à sa benjamine à utiliser ses dons magiques pour devenir une Chuchoteuse, une sorcière capable de parler dans l'esprit des gens. Une spécialisation de Legimens que parvenait déjà à acquérir cette gamine ; cela l'épatait.
Ce soir-là, Phil était resté à son bureau et étudiait la liste de ses dernières missions, pour tenter de deviner quel serait le prochain incident à survenir. Il soupçonnait bien les chimères du nord provenir d'un même nid ; ce n'était sûrement pas les dernières à provoquer des problèmes.
Une ombre au dehors le fit réagir. Il se leva et ouvrit la fenêtre à Littleclaws, qui s'engouffra à l'intérieur. Le cœur battant d'excitation et d'espoir, il se dirigea vers le perchoir de la petite chouette, qui commençait à prendre de l'âge. Phil espérait d'ailleurs secrètement qu'on lui offre un nouvel oiseau de communication pour son quarantième anniversaire, les jours prochains. Mais les serres du petit rapace ne contenaient qu'une musaraigne morte dont Littleclaws se ferait un festin. Pas d'ordre de mission. Pire : pas de nouvelles de Beauxbâtons.
Grace pénétra dans le bureau sombre, éclairci seulement par la lueur de la bougie posée sur le secrétaire. En apercevant la chouette de retour et en entendant le soupir de son mari, elle se douta de ce qui le travaillait.

— Tu la connais. Pas de nouvelle, bonne nouvelle. Ta fille va bien.
— Et j'aimerais bien qu'elle nous contacte ! C'est trop demander ? J'ai l'impression qu'on est là pour Kate que lorsque tout va mal. Mais après, poubelle ! On n'existe plus !
— Mon chéri...

Grace s'approcha, le pas claudiquant avec sa béquille, qu'elle déposa contre le mur pour enlacer son époux par derrière.

— Tu peux la comprendre. Elle vit sa vie. C'est une femme, maintenant. Elle est majeure, dans ton monde. Elle a le droit de profiter de sa jeunesse, tu sais toi-même que ce sont les meilleures années.
— Je sais... Mais je... Kate pourrait comprendre.
— J'ai conscience que toi et ta fille, vous avez un lien puissant, mon chéri. Vous avez traversé énormément de choses, ensemble. Tu te sens seul et désemparé, sans elle. Mais elle sera toujours là, même si elle est loin. Un jour, Kate aura sa propre maison, son propre foyer, sa propre famille peut-être. Tu auras toujours une place spéciale dans son cœur, même dans les grands moments de silence entre vous.

Elle le frotta avec ses bras et ajouta :

— Tu sais, Phil, ta plus grande mission, c'était de la rendre heureuse et qu'elle puisse s'épanouir. Tu devrais te féliciter de l'avoir réussie.

Les mains de Phil attrapèrent celles de sa femme, sur son ventre. Grace avait raison et tout de suite, son cœur s'allégea.

— Mais bon. Si elle oublie de me fêter mon anniversaire, ça ne change rien : je la déshérite !
— Mais oui, bien sûr...


*** ** ***




Ce que Phil ignorait, c'était que, ce même-soir, sa fille aînée se triturait l'esprit pour trouver une idée de cadeau d'anniversaire, épluchant les publicités de la Gazette du Sorcier dans l'espoir de trouver quelque chose.

— Je pensais à une nouvelle batte, mais il n'en aurait pas l'utilité, il ne joue plus au Quidditch !
— Il a déjà pensé à aller chasser les vampires avec ? lui demanda Maggie, installée à la coiffeuse, occupée à se faire les ongles avec sa lime magique.
— Pas spécialement, mais pour effrayer les petits amis, ça, il ne s'en prive pas ! C'était Griffin qui y avait eu le droit. Emeric, il l'a accueilli avec la Winchester de ma mère.
— Et pour le prochain, il lui pointe un Avada Kedevra dessus ?

Kate ne répondit que d'un sourire : elle espérait qu'il n'y aurait pas de prochain sous peu.

— Quarante ans, ça ne se fête pas tous les jours.
— J'oubliais que ton père était si jeune ! Je crois que le mien approche de ses cinquante. Mais je n'ai jamais retenu le jour de son anniversaire. Ce n'est pas quelque chose que l'on fêtait chez moi.
— Ni même le tien ?
— Oh si. J'avais le droit à mon énorme tas de cadeaux habituels. Les fournisseurs de mon père me gâtaient aussi, dans l'espoir de s'attirer des bonnes grâces. Mais je n'ai jamais vraiment fêté ça autour d'un repas ou d'un gâteau. C'était cadeaux à gogo et basta.
— C'est triste.
— Pas spécialement. Je préférais passer ma soirée à profiter de tous mes présents plutôt que d'affronter un repas avec mes parents, qui ne parlaient qu'affaires !

Kate hocha la tête puis repartit dans ses recherches. Elle conclut :

— Je pense que je vais en rester à mon projet initial. Une chouette ou un hibou. Mais il serait capable de me dire combien il est déçu de ne pas avoir eu un vautour ou un pygargue. Selon lui, un messager doit avoir la classe.
— Ton père et le sens de la demi-mesure.
— Heureusement qu'il a toujours eu ma mère pour le tempérer !
— Dans ce cas, pourquoi Littleclaws ? Elle ne reflète pas vraiment la prestance, elle est minuscule !
— On l'a acquise juste avant la guerre. Elle est discrète. Pour mon père, c'était un atout de choix. C'était il y a dix ans, que le temps passe vite...
— À qui le dis-tu ? marmonna Maëva, à ses côtés.

Puis, Kate se leva de son lit dans un profond soupir, étirant ses bras.

— Tu es de sortie ce soir ? lui demanda sa meilleure amie, pendant qu'elle enfilait ses chaussures.
— Je vais prendre l'air.
— Juste le « prendre », ou bien « t'envoyer en » ?
— Je ne ferai aucun commentaire. Espèce d'obsédée.
— Je te décevrais sinon.

Maggie apprécia quelques secondes le résultat de sa manucure.

— Eh bien, passe le bonsoir à Beckett !

Kate ne prit même pas la peine de répondre et sortit de la chambre. Elle rabattit le col de sa veste en cuir en franchissant la porte du dehors. Si elle n'avait pas senti le besoin de se justifier auprès de Maggie, c'était qu'elle préférait éviter les débats si la vérité avait éclaté.
La grande silhouette de Sigrid se détachait dans ce paysage hivernal. Assise sur l'un des bancs attenant aux jardins à la française, elle portait un sac en bandoulière, le contenu sur ses jambes. Dans un premier temps, Kate, par politesse, voulut s'excuser de l'avoir fait patienter dans le froid, avant de se rappeler que Durmstrang se trouvait à des latitudes bien extrêmes. Les températures étaient presque printanières à côté !

— Merci d'être venue.
— Qu'est-ce qu'il t'est encore arrivé ?

Sigrid ne passait jamais par quatre chemins.

— R-rien.
— Je ne comprends pas. Pourquoi tu m'as fait venir dans ce cas ?
— J'ai besoin de toi et de ta magie.
— Tu te fais sûrement des idées, fillette.
— Non, je ne crois pas.

Une inspiration redonna du courage à Kate qui lui déballa le cœur du problème.

— Ta magie et la mienne sont connectées. Le Seiðr et l'Immatériel présentent des similitudes, c'est certain. Je ne sais pas comment et j'ignore si un jour des sorciers seront capables de l'étudier. Tu m'as aidée, il y a deux ans. Et grâce à toi, je maîtrise beaucoup mieux mes pouvoirs. Ils sont moins envahissants. Ils m'ont sauvé, plusieurs fois. Ils ne m'échappent plus, j'arrive à garder le contrôle.
— Je réitère ma question. Pourquoi tu m'as fait venir ?
— J'ai besoin de repousser les limites de mon Immatériel.

Sigrid ouvrit de grands yeux, puis fronça les sourcils.

— Tu as changé d'avis depuis deux ans ? Tu parlais de ces pouvoirs comme un poids, une malédiction.
— Ça l'est toujours, mais je dois en tirer profit.
— Qu'as-tu en tête ?

Malgré ses connaissances limitées dans le domaine, Kate aligna ses pensées, avec l'aide de ce que lui avait expliqué Maëva.

— Chaque maîtresse de l'Immatériel possède des affinités particulières avec son pouvoir et développe des singularités. J'ai connu une maîtresse de l'Immatériel qui pouvait distinguer les auras dans son esprit alors qu'elle était aveugle. Une autre donnait vie aux objets...
— Techniquement, je ne leur donnais pas la vie, nuança Maëva. Je leur insufflai une conscience, c'est différent.
— ... Electra Byrne a des visions du futur et maîtrise parfaitement l'Allégeance. Quant à moi, il m'arrive d'avoir des visions du présent.
— Et tu aimerais apprendre à développer un autre don ?
— Quand tu m'as fait passer le troisième rituel du Seiðr, j'ai eu comme une vision de l'avenir. Tout était flou et mélangé. Mais c'était un premier pas. Tout comme la deuxième m'a projeté dans le passé.
— Je ne peux pas te refaire passer le troisième rituel pour espérer développer ta vision du futur. C'est très strict, comme rituels ! Ça ne se fait pas n'importe comment, ce n'est pas un jeu ! Et c'est quelque chose qu'on ne passe qu'une fois dans sa vie.
— Je suis sûre que tu as beaucoup de choses en réserve ! Le rituel que tu as fait passer à Emeric, l'invocation de Freyja... Le Seiðr peut m'aider, d'une certaine manière. Il y a forcément un moyen.
— Qu'est-ce que tu n'as pas compris dans tout ce que je t'ai dit ? se haussa Sigrid. Le Seiðr n'est pas un jeu ! Tout rituel a un prix ! Tu pourrais le payer très cher... et moi aussi !
— Mais si tu dis cela, c'est que tu sais qu'il existe des possibilités.

La mine de Sigrid s'obscurcit ; Kate lui décerna un regard plein d'espoir.

— Sigrid, s'il te plaît.
— Il n'y a rien de bon, dans le futur.
— Electra a cet avantage que je n'ai pas ! Je dois être au même niveau qu'elle. Je sais que cette folle en a après moi. Je ne sais pas encore ce qu'elle échafaude, mais je dois me tenir prête et anticiper toute attaque de sa part.

Cette fois, Sigrid ne répondit rien. Les craintes de Kate étaient justifiées. Le juron en suédois de la sorcière résonna dans la nuit :

— Pourquoi est-ce que je t'écoute à chaque fois que tu te mets en danger avec ma complicité ?
— Parce que tu as bon fond, Sigrid.
— Hm. Ce n'est pas vraiment ainsi que je me décris. Et si cela t'a échappé, cela fait des semaines que les journaux me traitent de « cœur de pierre ».
— Tu as fait ce que tu pensais être juste. Tu veux gagner ce Tournoi pour mériter Lyov. Ça demande énormément de sacrifices. Et ce ne sont pas tes autres amis qui remettront en cause ta fidélité.
— Tu essaies de faire quoi là, exactement ? M'attendrir ?

Sigrid secoua la tête, ce qui ne manqua pas de faire sourire la Papillombre dans la nuit. Puis, la Volvä lui présenta la place sur le banc en même temps qu'elle se leva.

— Assieds-toi. Je vais voir ce que je vais faire.

Malgré tout, Kate restait fébrile et tentait de cacher au mieux ses tremblements. C'était un risque, elle en avait bien conscience, mais elle devait le prendre. Elle préférait cela à éprouver des regrets si Electra s'en prenait à ses proches et qu'elle n'avait rien anticipé. Une terrible guerre se préparait et Kate devait se tenir prête...

— Je serai là.

Elle leva les yeux vers Maëva, qui avait prononcé ces mots avec une voix grave. Kate se souvenait que la druidesse déchue lui avait déjà sauvé la vie, en particulier lors du rituel d'Emeric, le libérant des griffes du cambion qui sommeillait en lui. Remerciante, la jeune femme hocha la tête et s'apaisa. Avec la même fascination que le premier jour, elle observa Sigrid sortir sa quenouille au fil d'argent luminescent.

— Il vaut mieux que tu fermes les yeux, lui conseilla la Volvä. Pour que tu puisses te concentrer sur ton objectif. Ça sera essentiel.

De nouveau, Kate opina du chef et abaissa les paupières sur ses yeux gris. Elle se laissa guider par le son de la voix de Sigrid, qui résonna dans la nuit comme dans son esprit. Les crins de licorne tirés renvoyaient eux aussi un écho tout particulier, comme les cordes d'une harpe sur lesquels on laisserait glisser un doigt délicat. Kate se sentit de plus en plus sereine, consciente du poids de son propre corps, qui finit par lui échapper. Seul son esprit semblait désormais voguer sur les mélodies de Sigrid. Il lui semblait rêver, coincée dans cet instant où les pensées s'emmêlent, entrecoupées de grands vides noirs.
Tout à coup, elle se sentit aspirée, un poids sur l'estomac, et eut l'impression d'une chute vertigineuse. Tout s'arrêta. Elle n'entendait plus les invocations de Sigrid, mais des bruits étranges, des sons quotidiens. Ceux des aiguilles d'une horloge, les froissements de parchemins, le craquement du bois. Son corps lui était revenu.
Lentement, elle entrebâilla les paupières et découvrit devant elle un bureau. Sous son nez, ce qui semblait être un devoir, mais ce n'était pas son écriture qui apparaissait. C'était, pour débuter, une bien étrange vision du futur !
Sa main trempa l'embout de la plume qu'elle tenait dans sa main dans la fiole d'encre. Son corps ne lui répondait plus tout à fait. Elle secoua la tête et reposa son outil. Pourtant, sa main tenta de le récupérer. Il lui semblait jouer à ce challenge d'enfant, de tirer la corde jusqu'à ce que le nœud central franchisse la ligne de l'équipe. Un coup, le bras lui répondait, un autre, il lui échappait.
La main finit par abandonner et massa sa tempe.

— Je... je ne me sens pas bien.

Cette voix ! Elle la connaissait par cœur, chaque intonation : c'était celle d'Emeric ! Et elle venait de franchir ses lèvres.

— Tu dois être fatigué. Ça fait deux heures que tu planches sur ce devoir ! Tu devrais lever le pied et t'accorder une pause.

Elle se retourna vers Terry, assis dans son lit et occupé à lire un ouvrage traitant de l'histoire des droits des sorcières de Grande-Bretagne. C'était leur chambre, dans le dortoir des élèves de Poudlard. Kate pensa un temps qu'elle avait échoué, projetée dans une nouvelle vision du présent.

— Non, je veux dire...

Emeric chercha à se lever, chose à laquelle Kate ne s'attendait pas. Aussi, elle ne contrôla pas ses grandes jambes filiformes qui se dérobèrent sous son poids. Terry referma son livre, plus inquiet de sa chute.

— Ola ! Tu es vraiment crevé ! Tu ne t'es pas fait mal ?
— Non, non... C'est juste que... j'ai l'impression que mon corps ne répond pas ! Je me sens bizarre.

L'esprit de Kate commença à s'embrouiller, comme si un voile était tombé entre elle et ce corps : elle devinait que la panique d'Emeric commençait à prendre le dessus.

« Pense à moi. Tout va bien, Emeric... »

Aussitôt, le Serdaigle se détendit et le voile se leva.

— Kate, je dois aller voir Kate !

La jeune femme, voulant signaler sa présence, força sur sa concentration et s'exprima :

— Je suis là !

Mais elle ne s'attendait pas à ce que ces mots sortent de la bouche d'Emeric. Le voile de panique retomba.

— Je vais t'accompagner à l'infirmerie, ça vaudra peut-être mieux, décida Terry en se levant.

Continuant à se masser les tempes, Emeric approuva d'un hochement de la tête. Kate décida qu'il en était assez, elle devait le laisser tranquille. Elle s'extirpa de l'esprit du jeune homme, embrumé d'affolement, et elle retrouva la placidité du noir absolu et du silence. Elle retrouva le chemin grâce à la résonnance du fil de la quenouille de Sigrid et se dirigea vers l'origine du son.
Elle réintégra son corps avec une désagréable sensation de poids décuplé, que l'on retrouvait dans certaines attractions à sensations fortes. Quand elle rouvrit les yeux, elle retint son envie de vomir. Face à elle, Sigrid restait imperturbable, quoique curieuse à travers sa question :

— Alors ? Tu as vu le futur ?

Une main devant la bouche, Kate profita de ces quelques instants pour réfléchir à sa réponse.

— N-non, ça... ça n'a pas marché.
— Ça a eu quelques effets quand même ?
— Je... ne crois pas. Une projection astrale, peut-être. J'ai quitté mon corps, mais il ne s'est rien passé.

Déçue comme rassurée, Sigrid haussa les épaules et rangea sa quenouille pendant que Kate se remettait de ses émotions.

— On aura essayé, mais je ne pouvais rien te promettre. Et c'est sûrement mieux ainsi. Il ne faut jamais abuser du Seiðr, c'est l'une des premières règles que l'on m'a apprise. Bonne nuit, Kate.

La Volvä quitta les lieux, aussi froide que le temps de cette nuit-là. Maëva, face à Kate, n'était cependant pas dupe et attendit que la sorcière s'éloigne pour demander :

— Que s'est-il passé ?
— Je ne suis pas sûre, mais je dois en avoir le cœur net.

Une fois la nausée passée, Kate trotta d'un pas rapide vers l'infirmerie. Les hospices de Beauxbâtons se trouvaient dans un petit bâtiment séparé du reste du complexe, tout à fait coquet, avec son grand toit pointu aux tuiles vernissées qui formaient des motifs géométriques, changeant selon les jours. Il s'agissait du lieu le plus ancien de Beauxbâtons, créé avant l'avènement même de l'école. Quand on y entrait, il était difficile de se défaire de cette belle vision, qui rappelait, sous certains aspects, quelques parties de Poudlard. Le style gothique flamboyant y était certainement pour quelque chose. La grande salle de l'hospice s'étendait sous une massive charpente apparente, en forme de toit en carène de bateau inversée. Les peintures médiévales y évoluaient par magie. La salle était occupée par deux rangées de lits à rideaux bordant les murs, orientés dans le même sens que le couchage, de sorte à ce que les infirmières, au nombre de trois, puissent accéder directement aux malades une fois le rideau de la petite loge ouverte.
Emeric n'en était pas encore à être alité, occupé à s'entretenir avec l'une des guérisseuses, qui lui posait des questions au bureau central. Terry s'était mis à l'écart pour leur laisser de la discrétion et observait avec un air intéressé la voûte peinte, les mains derrière le dos. Il fut le premier à apercevoir Kate, qui venait d'entrer dans l'hospice. Le Poufsouffle haussa un sourcil :

— Personne n'a été averti et toi, tu es déjà là ? ... à moins que tu viennes pour autre chose. Tout va bien ?
— Je suis là pour Emeric.
— Mais alors... comment tu savais qu'on était là ? On vient juste d'arriver ? C'est...

Il parla d'une voix plus basse :

— C'est Maëva qui te l'a dit ?
— Pour une fois, je n'y suis pour rien ! se gendarma la concernée, que seule Kate était en mesure d'entendre.
— Peu importe, Terry.

Outrepassant l'intimité de l'entretien entre son petit ami et l'infirmière, Kate imposa sa présence :

— Désolée de vous interrompre, vraiment. Emeric, je peux te voir ? C'est... c'est important.
— Je... je suis occupé, Kate, s'excusa-t-il en désignant la jeune infirmière à la peau hâlée. Je viens d'être victime d'un étrange phénomène et j'aimerais...
— Oui, je sais ce qu'il t'est arrivé. On peut en parler ?

Il fronça les sourcils, surpris, et s'amenda auprès de la guérisseuse, patiente.

— Veuillez m'excuser, dit-il dans un français marqué par son accent. Et merci pour votre aide. Je reviendrai si cela se reproduit.
— Pas de mal ! lui sourit l'infirmière. Portez-vous bien.

Ils s'éloignèrent tous les deux et Kate congédia Terry à son tour, le convainquant que tout était sous contrôle. Elle attendit qu'ils sortent de l'hospice pour qu'aucune oreille ne puisse détecter la singulière conversation qui s'ensuivrait :

— C'était moi, lui expliqua-t-elle.
— De quoi tu parles ?
— Ce qu'il t'est arrivé dans ta chambre, tout à l'heure. C'était moi.
— Tu... tu es entré dans ma tête ? s'étonna-t-il, presque outré.
— Ce n'était pas voulu !
— Tu as fait quoi, au juste ! Tu as utilisé l'Allégeance sur moi ? Je croyais que tu refusais de t'y soumettre, ne serait-ce qu'envisager de l'employer ! Qu'est-ce qu'il t'a pris ?

La colère d'Emeric était montée d'un cran et Kate pouvait le comprendre : c'était outrepasser son consentement que d'être entrée dans son esprit sans l'avertir.

— Laisse-moi juste t'expliquer, d'accord ? Ne t'énerve pas comme ça, attends. J'ai... demandé à Sigrid de m'aider. J'aimerais augmenter les capacités de mon Immatériel.
— Augmenter les capacités de... !

Cela n'aida pas Emeric à s'apaiser, au contraire, de plus en plus fulminant, en allant jusqu'aux gestuelles.

— Mais qu'est-ce qui t'a pris, tu es folle ? Ton Immatériel est suffisamment instable comme ça ! Pourquoi tu voudrais faire croître tes pouvoirs ?
— Pour être capable de vous protéger contre Electra, voilà pourquoi ! s'était-elle mise à hurler.

Cette déclaration ramena un calme si soudain qu'on put entendre les lointains animaux nocturnes dans les forêts des montagnes. Déployant toute sa maîtrise de soi, Emeric se posa et poursuivit l'investigation :

— Et donc, tu as demandé à Sigrid de t'aider ? Et tu as atterri dans ma tête ?
— Je ne sais pas exactement ce qu'elle a fait. Mais mon esprit s'est détaché de mon corps...
— Une projection astrale.
— ... en quelque sorte. Et il a été attiré vers toi. Je n'ai rien contrôlé, je te promets ! Ce n'était pas comme les autres Allégeances que j'ai pu faire. J'étais... à l'intérieur de toi. Je pouvais bouger, je pouvais entendre tes pensées. Comme si nous étions deux esprits dans un seul corps. Je sais ce que c'est, mais j'avoue que je ne pensais jamais l'expérimenter. Les maîtresses de l'Immatériel appellent cela l'Allégeance Suprême. C'est... on ne peut faire cela qu'avec un seul individu.
— Avec une âme sœur, compléta Maëva.

Plutôt que la répéter, Kate préféra fournir plus d'informations :

— Maëva le faisait avec Merlin, Electra avec Aidan Sullivan.
— Et donc... je suis ton Allégeance suprême à toi ?
— C'est ce qu'il semblerait.
— Je ne vois pas en quoi cela servirait. Soyons honnêtes, Kate ! Je ne suis pas quelqu'un de très doué sur ce plan-là ! Alors que toi, tu es endurante, tu es sportive. Moi, j'arrive à peine à me coordonner et je manque de cracher mes poumons si je cours trop longtemps ! Je compense avec l'intellect, c'est tout ce qu'il me reste ! Donc je ne vois pas en quoi cela serait un bon plan.
— Je pourrais t'aider... durant les épreuves.
— En parlant dans ma tête et m'empêcher de faire les gestes que je voudrais ?
— En te faisant profiter de ce que je sais faire, d'un point de vue physique, et pour que tu contrôles l'Immatériel !

Le dernier point le fit tiquer.

— Attends... en entrant dans mon corps, tu me transmettrais ton Immatériel ?
— J'ai eu une vision d'Electra et Aidan. Il arrivait à l'utiliser dans ces moments-là. Si tu utilises l'Immatériel pendant les épreuves, qu'il te donne des informations, ça serait un énorme atout ! On peut détecter des auras ! Capter les particules de magie !
— Ça serait considéré comme de la triche !
— Rien ne dit dans le règlement du Tournoi qu'on n'a pas le droit d'utiliser l'Immatériel !
— Tu joues sur les mots !
— Hm. Pour une fois que c'est moi.
— Personne n'a jamais été confronté à cette problématique. Mais je n'ai pas le droit de recevoir d'aide extérieure.
— Techniquement, elle sera intérieure !

Emeric se frotta le front, embêté d'avoir autant déteint sur sa petite amie, dont le caractère borné était difficile à raisonner.

— On doit gagner ce Tournoi, Emeric. L'avenir du monde sorcier en dépend peut-être. On doit remporter la coupe et ouvrir le tombeau de Maëva avant l'éclipse. Donc oui, je suis prête à envisager cette possibilité et que l'on s'entraîne pour maîtriser l'Allégeance Suprême.

Le soupir d'Emeric fut sa seule réponse. Il sembla élaborer plusieurs phrases dans sa tête, mais chaque fois qu'il voulut en prononcer une, il se retenait au dernier moment.

— Je dois réfléchir à tout ça, Kate, souffla-t-il. C'est encore très confus.
— C'est normal. Je pense que ce n'est pas donné à tout le monde d'avoir deux personnes dans sa tête ! Bon. Sauf pour les personnes atteintes de schizophrénie !

Conciliante, elle lui tendit sa main, qu'il attrapa et tous deux rentrèrent à la tour pour une bonne nuit bien méritée après cette étrange expérience.


Ludo Mentis AciemDove le storie prendono vita. Scoprilo ora