Chapitre [103]

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En ces temps de paix - merci la paix d'Amiens -, Sidney Smith avait pris quelques congés en France. Il louait un petit château dans la campagne limitrophe de Paris. À quelques heures de la capitale, il n'en recevait pas toute l'agitation mais pouvait s'y rendre en cas de besoin.

Il croqua dans un biscuit sans détourner son regard de l'étendue de verdure qui reposait derrière la grande fenêtre. Le château, domaine d'un petit comte qui avait quitté les lieux durant la Révolution, avait été récupéré par les habitants du village qui en avaient fait un lieu commun. Et personne n'avait pris soin des jardins, où la nature avait maintenant refait sa loi. Mais ce n'était pas laid pour autant... au contraire, les arbres feuillus dont les branches se rebiquaient, les fleurs sauvages et les buissons en désordre montraient un magnifique et original tableau.

Smith sourit en coin. Pourquoi faire la guerre et courir les combats lorsque l'on peut tout simplement admirer cette vue en goûtant aux biscuits et au thé?

Des biscuits français et du thé anglais, qui se mariaient parfaitement. Si seulement il pouvait en être de même pour ces deux pays.

Bon, d'accord, ces biscuits venaient d'Espagne et ce thé d'Inde mais vous avez compris.

Son regard resta fixé sur ces champs, cette nature à laquelle s'ajoutait un petit village au loin dont on distinguait le toit des maisons et le cocher de l'église.

Ah, s'il savait peindre, il représenterait tout de suite ce paysage sur une toile qui l'immortaliserait.

Quelques coups à la porte le fit sortir de ses projets.

- Excusez-moi, Sir Ocello est arrivé...

- Hm? Oh, merci, Gilbert! Peux-tu le faire entrer?

Ce qui fût dit fût fait ; quelques secondes plus tard, l'invité était dans la pièce.

Smith posa rapidement sa tasse et se précipita pour le rejoindre.

- Oliver, mon cher ami! Comment allez-vous?

- Bien, Sir, merci...

- Voyons, cessez ces formalités ; je sais que vous êtes plus jeune, mais vous pouvez tout de même m'appeler par mon prénom.

Oliver eut comme le réflexe de reculer. Smith était un homme gentil, et attentionné, et surtout investi, mais il envahissait votre espace vital si vite que vous étiez pris au piège comme une mouche dans une toile d'araignée dès qu'il vous avait sauté dessus et pris comme proie.

Oliver était un garçon, un jeune homme même, sûr de lui intérieurement mais qui extérieurement avait peu d'assurance. Il ne s'exprimait pas beaucoup mais il n'était pas une personne à énerver. Il était réservé sans être de mauvaise foi, et exclusif sans être égoïste. Et il ne souriait que quand il le fallait.

Ses cheveux blonds et courts étaient la preuve même qu'il faisait partie de la famille Ocello, lignée anglaise descendant de marchands italiens de la Renaissance, une famille aisée sans être noble, qui vivait une vie paisible dans un coin de Londres jusqu'où ni le raffut de la population ni les bonnes dires de la noblesse ne faisaient irruption.

Son grand frère était marié, avait des projets d'enfants, et lui, était le cadet qui profitait de sa condition sans avoir les responsabilités, comme le frère cadet d'un roi. Pas que cela le dérangeait, au contraire même ; et s'il ne s'entendait pas à merveille avec son frère, il pouvait avoir des discussions très intéressantes avec la femme de ce dernier. Comme si elle était sa sœur, et son frère son beau-frère.

Enfin, Oliver ne nageait pas dans le bonheur, mais n'était pas malheureux non plus. Disons qu'il profitait de la vie comme elle se présentait.

Et alors qu'il était de passage à Paris pour déposer des papiers administratifs pouvant permettre à sa famille de se faire restituer les biens d'une défunte branche éloignée implantée en France gardés par le gouvernement depuis la révolution - une affaire de famille - oui, cette phrase était beaucoup trop longue et j'espère que vous l'avez comprise -, Sydney Smith, qu'il n'avait pourtant rencontré que deux ou trois fois lors de bals londoniens, l'avait invité dans sa résidence saisonnière.

Folie rime avec irréfléchiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant